Citations de Yann Queffélec (604)
Une maison ? Il en avait une aussi. En banlieue, chez sa mère, on disait pavillon. C'est moins riche qu'une maison, ça sent pas si bon, mais il y a quand même la télé couleurs et dans les toilettes on entend tout.
Depuis sept ans qu’il vivait au bord de la mer, Ludovic ne l’avait jamais vue. Il l’entendait. Mais au grenier la lucarne donnait sur la cour, sur le fournil, et là-bas sur des pins monotones que les brouillards matinaux calfeutraient. Rugissement, murmure, le bruit se poursuivait jour et nuit, si fort par mauvais temps que même les ronflements du boulanger s’effaçaient. L’enfant serait bien allé voir; mais la porte était fermée à clé.
Dans ses mains caleuses il contemplait cette évidence : on l’abandonnait. Dans ses yeux il voyait sa mère absente, il fuyait les miroirs, il fuyait sa mémoire, et vaincu fuyait ce dont il était sûr depuis sa naissance : on l’abandonnait.
Il se coucha par terre en boule et ferma les yeux. Tout le monde s’aimait, les parents aimaient les enfants, Fine aimait Doudou et Gratien, Mademoiselle Rakoff écrivait des lettres d’amour, lui seul n’était pas aimé, jamais, lui seul restait toujours seul.
Moi j’ai rien fait de mal moi j’y suis pour rien moi je suis pas né tout seul dans son ventre à elle… d’ailleurs c’est pas vrai j’y suis pas né… le froid qu’il doit faire là-dedans... j’aurais pas pu m’y cacher dans son niglou.
Papa se mit en rogne en voyant nos affaires en charpie, nos faces griffées. Combien de Recteur de l'île de Sein , bonté divine ! Combien de phares d'Armen allait-il devoir façonner jour et nuit, combien de cargos en détresse envoyer à la mort sur des récifs embrumés pour élever des saligauds qui vous ruinent le portefeuille quand ils vont jouer au ballon. Et en plus on leur a volé leur ballon à ces deux andouilles ! Un ballon : une conférence d'une heure et quart en Afrique pour l'Alliance française !
C'est comme à Lourdes en plus déjanté, moins catho et moins contrefait, comme à Sainte-Anne-la-Palud.
_ Tu m'avais juré, Julia, juré ...
_ ... QUOI ? ... de na pas citer le nom d'ANNE-MARIE de tout l'été ?
_ C'était un pacte entre nous.
_ Et bien je te le crache à la gueule : ANNE-MARIE, ta pouffe d'ANNE-MARIE, cette salope d'ANNE-MARIE... Car pour moi l'été commence avec l'arrivée de ma fille, il commence demain, et ce soir j'ai besoin de parler, de savoir la vérité, maintenant. Elle existe, Anne-Marie ? Vous faites comment, pour communiquer ? Tu as un portable ? Tu le planques où ? Réponds-moi !
Il enchaîna dans son for intérieur : Quand tu vas mal je dois aller mal et tout est ma faute, et c'est comme ça depuis vingt ans. Le train a du retard : c'est moi. Tu t'engueules avec ta mère : c'est moi. Mado fait des conneries : c'est moi. Tu casses les assiettes : c'est moi. Tu libères un violeur d'enfants : c'est moi. Tu es une maman débordée par le boulot, jamais à la maison : c'est moi. Tu es constipée : c'est moi. C'est moi, moi, moi. Et ça ne peut être que MOI puisqu'il est marié, ce MOI, avec ce TOI !
J'aimais rencontrer des gens bizarres et me commettre avec eux. Il y a les gens normaux : je n'en suis pas. Il y a les anormaux : je n'en suis pas non plus. Je ne suis nulle part et d'aucune sphère, les gens comme moi n'existent que pour parasiter ceux qui croient vraiment exister. Dans mes rapports avec autrui, il s'agissait de soutirer ce qu'il ne voulait pas donner - argent, confiance, amitié.
Spoliation.
Sans compter ceux qui meurent et qui restent debout. Et qui continuent d'arpenter la vie. Ils ne savent même pas qu'ils sont morts. Des gens comme moi les ont supprimés clandestinement.
Car il ronflait, c'était une cathédrale tonitruante, elle n'en revenait pas qu'un personnage aussi menu puisse édifié de telles falaises. Elle avait beau sifflé, tempété, pincé, griffé, rien n'y faisait : Marc ronflait, le monde pouvait s'écrouler. Désemparée, elle examinait ce dormeur assourdissant. La tête enfoncée dans l'oreiller, tournée vers la ruelle, il bavait, la lippe congestionnée, un masque mourant sur les traits. A bout d'arguments, elle se levait et partait de réfugier sur le canapé qu'il venait de quitter. Mais ça ne suffisait pas toujours. Une nuit le vacarme nasal l'avait refoulée jusque dans la salle de bains. Elle avait coincé un matelas mousse entre la baignoire et la penderie. Un moustique l'avait arrachée d'un premier sommeil. Impossible de l'attraper. Ne l'entendant plus et pensant vaguement l'avoir eu, Sylvia s'était recouchée. Pas moyen de dormir. Le silence autour d'elle était maculé de bruits ténus qui l'exaspéraient. Le chauffe-eau ronronnait, le réveil tictaquait, à intervalles réguliers le frigidaire se mettait à vrombir. Elle avait débranché le frigidaire. Elle sombrait quand le moustique était revenu l'asticoter, ravivant au passage tous les bruits dont elle avait réussi péniblement s'abstraire. Il y en avait un de plus, un floc-floc provenant de la cuisine. En allant voir, elle s'était retrouvée les pieds dans l'eau, le frigidaire ayant commencé à dégivrer. Le plus rageant, c'est que Marc avait cessé de ronfler. Mais, bien sûr il eût suffi qu'elle le rejoignît pour qu'il remette ça. Il était plus de quatre heures. Hébétée d’insomnie, elle avait fait couler un bain brûlant où elle avait eu le sentiment de connaître la mort.
- D'accord, chéri, continue. Ca te vient d'où, le mélo ?
- Du métro. Des femmes qui lisent dans le métro. Elles sont belles, elle pleurent, elle rient, elles s'accrochent à leur voisin. Elles ont de beaux marque-pages damassés à franges. On dirait qu'elles ne vont nulle-part sauf dans leur bouquin.
Peut-être Marc ronflait-il parce qu'il ne voulait plus d'elle à son côté. Les premiers temps, il ne ronflait jamais. Les prologues de l'amour ont ceci d'évasif que chacun s'y montre plus beau qu'il n'est en vrai. Mais le choc passionné n'a qu'un temps et sitôt qu'il décroît, le corps et le coeur sont rendus à leur vérité primitive où le sublime est chichement compté. Eût-elle pu jurer qu'elle ne l'avait pas déçu? Qu'elle n'avait pas favorisé l'irruption dans leur vie de ces négligences répétées qui font de l'autre une routine ou un étranger : le laisser-aller progressif de la voix, de l'hygiène et du geste, l'humeur qui s'aigrit, l'amour bâclé rapprochant sans les unir deux élans solitaires?
J'ai quarante ans, Carpasson, et j'ai perdu l'appétit devant les choses de la vie. Moi qui fus pionner dans mes relations, je ne veux plus voir personne, je ne fais plus fête au jour levant. Je bois. Mais mon repli dans l'alcool est celui de l'anachorète ou du soufi, pas celui d'un noceur. Je convoite la paix de l'esprit, non plus la stupeur des sens.
Parfois, la nuit, émergeant du fond du sommeil tel un plongeur, elle ouvrait grands les yeux pour mieux prêter l'oreille aux ténèbres. Elle entendait qu'il ne dormait pas. Il veillait, lui aussi, surveillait. Chacun s'appliquait à respirer normalement, chacun simulait un sommeil régulier, mais chacun devinait l'autre à l'affût : deux guerriers...
Ladre, elle l'était jusque dans ses instants d'intimité. Elle ne tirait pas la chasse d'eau, par souci d'économie, et faisait sécher le papier toilette usagé sur le bord du lave-main.Du coup, mes urgences personnelles, je les gardais par-devers moi ou pour le fond du jardin. Et depuis la villa Tou-Skim-Fo, c'est toujours avec un certain dégoût que j'ai succédé à un vieillard dans les toilettes.
Quelle misère, un homme, quand il détourne les mots de leur vocation et les emploie comme des matraques. Avec son manuscrit, Marc l'avait rouée de coups. C'était trop d'injustice. Elle avait aimé, elle aimait un malade. Elle pleurait sans larmes avec des petits gémissements de bête blessée, qui lui tiraillaient la commissure des lèvres. Il avait tout inventé, tout détruit. Il voulait sa peau. Il se jetait sur le repentir comme un chien? Par des voies tarabiscotées panachant des ingrédients sérieux, contrition, Dieu, doute, amertume, identité, il faisait le beau pour mieux la couvrir de boue. Ce n'était pas un carpasson qu'elle incarnait pour lui, mais davantage une poubelle, un vide-ordures.
Comment faire à présent , comment agir ? Elle n'arrivait pas à pleurer. Elle aurait voulu s'enfoncer les doigts dans les yeux pour titrer les pleurs comme un vomissement libérateur.
Le soleil penchait vers l'Afrique, et pour l'aider à pencher, ou l'en dissuader, leurs pattes grêles au frais dans l'océan, deux hérons chantaient par intervalle, un duo parfait, comme à l'invitation d'un maître chanteur.
Zou pouvait les imiter à s'y méprendre. Il avait sans doute été héron dans quelques paradis antérieur à la bêtise humaine. D'autres loisirs l'occupaient au déclin du jour. À peine s'il entendait vocaliser les hérons, s'il voyait la mer.
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Toni l'éclairait de haut en bas, le rayon lumineux enlaçait Maï, la caressait, le cou, la taille. Elle était pieds nus, la robe épousait la ligne du corps, descendant jusqu'aux chevilles et jetait de fines lueurs de mica. Il vit les pieds nus sur la terre battue, la chair de Maï... Envie de l'aimer, de lui manger les orteils.