Citations de Élisabeth de Fontenay (98)
Si, pour garder à l’âme humaine le statut d’immortalité, on l’étend aux bêtes, à toutes les bêtes, que fera-t-on de cette prolifération, de ce grouillement d’âmes immortelles ?
Le raisonnement se résume ainsi : il serait injuste que souffre celui qui n’a pas péché ; or les animaux n’ont pas péché ; donc il n’est pas possible, en droit et par conséquent en fait, qu’ils éprouvent de la douleur. Voilà un bel échantillon de syllogisme fautif, d’autant plus étonnant que Malebranche fut aussi un expérimentateur.
[…] Si le christianisme a mis fin aux sacrifices, ce n’est pas selon la manière que décrit René Girard, mais bien plutôt en leur substituant l’événement du seul sacrifice qui a désormais eu lieu une fois pour toutes et qui, pour les catholiques du moins, se répète, dans l’effectivité de l’ubiquité sacramentelle, depuis le jour de l’institution eucharistique jusqu’à la fin des temps.
Le Christ confond désormais, en sa personne théandrique et historique, l’offrant, le destinataire de l’offrande, le médiateur, et l’offrande même, surdéterminée par une double fonction expiatoire et communielle. Il est à la fois Dieu, victime et grand prêtre.
Le procédé permettant à la fois de rendre la viande casher et d’épargner une trop grande souffrance à l’animal est fort contraignant : position couchée, immobilisation de l’animal, égorgement par un mouvement d’aller et retour continu, au moyen d’un couteau parfaitement effilé, sans aspérités. […] Hémorragie maximale et douleur minimale constitueraient donc le double réquisit de l’abattage rituel.
La fraude prométhéenne aura consacré la séparation des hommes et des dieux en instituant le repas sacrificiel, c’est-à-dire une cuisine ritualisée. La part des dieux est brûlée sur l’autel, les parties comestibles doivent être mangées rôties ou bouillies.
[…] pouvons-nous encore comprendre aujourd’hui qu’un sacrifice religieux est et n’est pas un meurtre, et que les animaux –quelque part mais où ?- n’y perdraient que la vie ?
La parenté de la chair qu’on mange (sarx) et de la chair qui constitue la pesanteur d’un corps (sôma) rebelle à l’âme, fait que le goût communique aux autres sens sa démesure honteuse comme en un crescendo de dépravations, une surenchère de sensualité, menant en fin de compte et paradoxalement à l’insensibilité criminelle : il ne serait pas antiplutarquien de nommer cette transgression de toutes les transgressions « péché de chair », en deçà ou par-delà l’acception chrétienne d’un tel syntagme.
Si j’osais parodier la devise des Rohan : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis », je ferais dire aux Cyniques : « Chien ne puis, homme ne daigne, Cynique suis.
[…] comme le fait apparaît la théorie lucrétienne du langage, la différence anthropologique n’étant que de degré et acquise par l’expérience, elle ne saurait constituer un privilège que l’on pourrait brandir avec arrogance.
[…] il apparaît symptomatique d’une certaine tradition –antique, certes, mais qui ne finira vraiment qu’avec Montaigne et Charron- qu’une critique de l’anthropocentrisme, qui pérennise et même prétend sauver la transcendance, en passe par l’éloge des animaux et l’abaissement de la vanité humaine.
Les Présocratiques sont pieusement zoophiles, les platoniciens sont nostalgiques de la proche et lointaine plaine de vérité.
[…] Deleuze, comme beaucoup de philosophes qui se sont intéressés aux bêtes, ne peut pas évoquer l’être-animal –en l’occurrence le plus « vil », comme on disait –sans rabaisser l’être humain, en janséniste et matérialiste comme La Fontaine ou en sceptique comme Montaigne.
La langue latine a trois façons de nommer les êtres vivants qui respirent. Bellua signifie « bête », par opposition à « homme ». Le mot accentue parfois la grandeur, la férocité, l’inintelligence, et peut servir d’insulte : être bête, imbécile. Il est d’emploi plus noble que bestia, terme populaire, qui désigne toute espèce d’animal, sauvage ou domestique. D’un usage moins familier, pour les grammairiens et les juristes, bestia dénomme plutôt les animaux féroces. […] Animal, enfin, qui signifie « être vivant », vient d’animalis, « qui respire », lequel vient d’animans, « qui possède le souffle », ces mots traduisant le grec empsuchon et psuchè.
Il peut arriver à quelqu’un, témoin et partie prenante d’une maladie de l’esprit qui a frappé son sang, de trouver un jour dans le vacillement même du malheur la bonne distance, celle qui lui permette d’accueillir la fatalité tombée sur un enfant des hommes, pour réfléchir désormais au destin donné en partage à ceux qu’on tient pour seulement vivants.
-Avant-propos-
Il y a de fortes probabilités pour que l'ultime décennie de ce millénaire demeure durablement comme l'époque qui vit s'inaugurer l'ère du clonage. Aussi vivons-nous peut-être les derniers moments où l'on puisse, sans trop d'aberration, s'essayer à une méditation sur l'animal, sur l'animal tels que les Occidentaux l'ont ressenti, imaginé, voulu et conçu dans une continuité déjà interrompue sans doute une première fois par le cheval-vapeur et une seconde par les abattoirs de Chicago, mais qui vient seulement de s'achever et de se briser sur le rivage de nos vies d'à présent.
Les pays catholiques sont en retard sur les pays protestants. Les Anglais, les Allemands, les Scandinaves ont légiféré en faveur des animaux depuis longtemps. Alors que, chez nous, le droit civil, malgré quelques progrès récents qui consistent dans la reconnaissance de leur qualité d'êtres sensibles, continue à classer les animaux du côté des biens meubles. La tradition de la chasse, qui occupe une place effarante dans la politique française, ajoute à l'aveuglement national.
Dans l'histoire de l'Eglise catholique, si l'on excepte quelques mystiques comme saint François d'Assise, on assiste à un désintérêt profond pour la condition animale. Quand on sacrifiait des animaux au temple, la bête était unie à l'homme et à Dieu dans une relation triangulaire très porteuse de sens. On immolait les animaux, mais ils étaient l'objet de respect... Or, à partir du moment où le Christ s'offre comme la brebis du sacrifice, il n'y a plus lieu de se soucier des animaux en chair et en os, ils n'existent plus que sur le mode de l'allégorie. Saint Augustin assurait mêle que les animaux ne peuvent pas souffrir puisqu'ils n'ont pas commis le péché originel. Les animaux machines de Descartes s'inscrivent dans cette trace.