Clément – c'est l'auteur – a des origines arméniennes. Ses grands-parents maternels ont quitté Constantinople (ou Istanbul, si vous préférez) au milieu des années 1950 pour fuir le climat de plus en plus hostile à leur communauté. Ils y laissent la tombe de Carole, leur première fille morte peu après sa naissance. Clément décide de partir à Constantinople avec son frère Robin pour retrouver la trace de cette tante qu'ils n'ont jamais connue.
J'ai longtemps attendu ce livre pour avoir suivi sa réalisation pas à pas sur Instagram (vous savez, le crayonnage, les couleurs…). J'avais hâte de le tenir en main ! J'étais attiré par le fait que
Clément Fabre, l'auteur, essayait de renouer avec ses origines – on ne peut avoir que de la sympathie pour le peuple arménien qui lutte pour sa survie depuis plus d'un siècle – et par le cadre du récit offert cette ville si envoûtante qu'est Constantinople. Et quand je l'ai acheté, l'Artsakh (ou le Haut Karabakh, si vous préférez) se vidait de sa population arménienne sous la pression de l'armée azerbaïdjanaise. Je n'avais pas la force de lire ni même de feuilleter ce livre, qui est resté debout sur mon buffet pendant de longues semaines. Mal m'en prit : je l'ai terminé hier, j'en suis encore bouleversé !
Plusieurs choses m'ont charmé dans ce livre. D'abord, ce que je savais déjà : le dessin, à l'aquarelle, tout en jeu d'ombres qui font rêver. Les couleurs sont chaudes et réconfortantes. La calligraphie de l'auteur est un poème en soi. Les dialogues en turc (et en arabe), de même que les inscriptions dans cette langue, ne sont pas traduits, ce qui contribue à plonger le lecteur dans l'ambiance de la ville.
Il y a ensuite l'intérêt que l'on peut avoir pour son histoire familiale, ses origines. le livre s'ouvre sur une scène de psychanalyse. À ce moment-là, Clément n'attache pas encore beaucoup d'importance au passé. le psy, qui établit des liens entre son histoire et l'Histoire, lui lance alors ce qui provoquera chez lui un déclic : « Je suis juif. Comment réagiriez-vous si je vous disais que la Shoah ne m'intéresse pas ? » Plus tard, Clément dira : « On est tellement intégrés [dans la société française] qu'il m'a fallu 30 ans pour découvrir que mes origines ne se limitaient pas à mettre du yaourt dans le riz. » (On apprend quelque chose au passage !) Son frère, à qui il parle de ces « traumatismes intergénérationnels » dont il vient d'apprendre l'existence, lui révèle qu'ils ont une tante morte en bas âge à Constantinople. C'est le point de départ de leur quête.
Une quête qui se muera, pour le frère aîné, en obsession, tempérée par le rôle du frère cadet, qui garde les pieds sur terre et accepte plus facilement que, non, ils ne retrouveront pas la sépulture. On a ainsi droit à plusieurs pages de tombes dessinées dans le cimetière arménien de la ville, pages de toute beauté. Robin console son frère par ces mots : « Ce livre sera la tombe qu'on n'a pas trouvée. »
« Carole » est aussi un livre sur la piété filiale que Clément voue, avec son frère, à ses grands-parents. Il y a beaucoup de tendresse, de pudeur aussi sur les sentiments – cette scène où, dans une église, Clément dit à son frère qu'il « se pose pour dessiner », pour détourner la tête à la case suivante car il est en train de baigner de larmes son carnet de notes…
Un livre qui émeut et fait chaud au coeur, qui invite à la rêverie et à la réflexion. Un livre à garder !