Biographies d'anarchistes/ Exilé, poète, typographe, rebelle : Folgorite
critique, recension de
Giorgio Sacchetti, publiée dans A-Rivista Anarchica, n°444, juin 2020.
« Je suis anarchiste parce que je veux préserver mon individualité » (Folgorite, 1922)
Il faut vraiment partir des récits biographiques des militants individuels, de ceux des familles des persécutés et de leurs vicissitudes sur la scène européenne et transnationale du XXe siècle; revenir à ces histoires de vie faites d'émigrations aventureuses, de souffrances indicibles et d'angoisses existentielles, mais aussi de beaucoup d'esprit créatif ... C'est de là qu'il faut partir pour comprendre le sens d'un mouvement libertaire, rebelle et collectif de si longue durée.
Publié en France, sous une belle couverture, une édition précise et agréable, une structure agile et une construction scientifique, un livre comme celui-ci (
Pascal Dupuy,
Folgorite. Parcours de Sante Ferrini, anarchiste, typographe et poète (1874-1939), Atelier de création libertaire, Lyon, 2020, préface d'
Isabelle Felici, p. 348 + ill., 18,00 €), vaut plus que tout autre recueil consacré, peut-être, à la simple dimension politique et organisationnelle de l'anarchisme.
Parce qu'il réussit à mettre en jeu, avec la vie et l'oeuvre du protagoniste - Sante Ferrini dit "Folgorite", subversif italien, poète, artiste et écrivain prolifique - mille acteurs, lieux et contextes, depuis l'auteur qui raconte une histoire de famille, la préfacière et même l'éditeur.
Commençons par ce dernier point.
Mimmo Pucciarelli, animateur de l'Atelier, pose son souvenir en couverture arrière. Dans les années 1970, les anarchistes italiens avaient l'habitude d'entonner ensemble leurs chansons traditionnelles de lutte, d'amour et de révolutions à la fin de leurs réunions, entre un verre de vin rouge et un autre. Parmi celles-ci, il y en avait une intitulée, "Quand l'anarchie viendra...", belle et évocatrice et d'un auteur inconnu. Eh bien, maintenant nous le connaissons, il s'agissait de Sante Ferrini "romain de Rome", typographe de métier, très actif dans le mouvement en Italie qui, après avoir erré en Europe, s'est installé en France et y a vécu, entre autres à Lyon, dans ce même quartier où l'éditeur de ce volume
s'est maintenant établi.
L'auteur,
Pascal Dupuy - ingénieur de profession - a reconstitué, avec précision et minutie, cette incroyable histoire de vie, la ressentant comme la sienne car le protagoniste était le grand-père de sa compagne Dominique. Il est frappant de constater la très grande diversité des sources utilisées, privées comme archivistiques, et le lien continu avec la mémoire familiale, insistant et plein de pathos. Pour les enfants et les petits-enfants, il y a une dédicace : "Vous êtes la
preuve vivante que l'immigration produit ce qu'il y a de meilleur. Soyez fiers de vos racines et réjouissez-vous de leur diversité".
Isabelle Felici, dans sa préface, reconnaît le grand mérite de l'auteur non seulement pour avoir transformé un simple nom sur un certificat de naissance en une histoire articulée et convaincante, recomposant ainsi l'histoire de sa famille, mais aussi pour avoir ajouté une pièce importante pour la connaissance des événements complexes de l'anarchisme italien en exil.
Le parcours et les choix existentiels de Ferrini ont en effet d'innombrables points communs avec la vie d'autres compatriotes libertaires, soumis à la surveillance de la police et contraints comme lui à l'expatriation. La succession des lieux traversés par le protagoniste en Europe est intéressante et originale, et l'histoire proposée par Dupuy, qui nous fait découvrir le réseau d'amis et de contacts de cet univers subversif étendu entre Rome, Marseille, Londres, Saint-Étienne, Lyon, Nice, et ce dans un laps de temps très étendu, du tournant du XIXe siècle,
jusqu'aux années 1930 du siècle suivant. Ensuite, Ferrini fait preuve d'une activité
journalistique fébrile, exercée dans la presse anarchiste italophone, d'abord chez nous - en Italie - puis en France, sous son pseudonyme unique de "Folgorite". Des centaines d'articles sont publiés dans des dizaines de magazines de mouvement (dont : Il Libertario de la Spezia, L'Adunata dei refrattari de New York, La Scuola Moderna di Clivio). Son activité d'écrivain est elle aussi intense avec sa collaboration à de prestigieuses revues littéraires. Il travaille comme typographe et possède une remarquable veine poétique et humoristique, tout comme sa production artistique en tant que dessinateur qui reste copieuse et talentueuse (un exemple est
visible sur la couverture du livre). Sa parodie de la célèbre chanson colonialiste italienne Tripoli ! qui devient "Terre de douleur" où "saigne le tricolore" est mémorable… Les principaux thèmes et axes d'intervention que l'on retrouve dans son travail concernent l'éducation, l'anticléricalisme et l'oppression du
peuple par l'État et le système capitaliste. le volume, enrichi d'un bon nombre de dessins et de photographies, est structuré en quatre grands chapitres. le premier raconte la jeunesse de Ferrini à Rome, un court séjour de quelques mois en France et la genèse de son nom de plume Folgorite. le second est consacré aux années
passées à Londres puis à Rome, de 1901 à 1907. Dans le troisième, il est confronté à l'exil définitif français : une première période de clandestinité, puis l'expérience de professeur à l'École Typographique Lyonnaise et les difficultés, l'amertume de la dernière partie de sa vie. le dernier chapitre présente une analyse sur l'ensemble de l'oeuvre de l'auteur, très utile pour comprendre sa façon de penser et ses horizons culturels. L'annexe documentaire, qui contient des outils de référence très utiles, ainsi que certaines de ses compositions poétiques, est d'une grande valeur.
“Sono innocente! / Perché son qua in prigion? Che feci mai? / Non ti bastò l'avermi già
esiliato, / infame società! Forse rubai? / Forse ho ammazzato? […] Sei mesi a pane e acqua!
Forse credi / di farmi a te piegar con la minaccia? / Infame società, prima ch'io cedi / ti sputo
in faccia!” (pp. 252-253, da Ergastolissimo).