Eprouver ce monde-ci comme monde de l'exil, c'est savoir que l'on vient d'ailleurs, d'un autre monde vers lequel il s'agit de retrouver le chemin. Pour se frayer cette voie, il faut aller à l'encontre des normes établies en ce monde, à l'usage de ceux qui s'y sont installés, pour avoir succombé au monde issu de l'"aile gauche", en oubliant qu'ils venaient d'ailleurs et comment y retourner.
Quand j'étais un enfant, je jouais au bout du village, comme les enfants ont l'habitude de le faire. Un jour, je vis quelques enfants qui marchaient ensemble. Leur recueillement m'étonna. Je m'avançai vers eux et leur demandai: "Où allez-vous?" Ils me dirent: "Nous allons à l'école pour acquérir la Connaissance.- La Connaissance, demandai-je, qu'est-ce que c'est?- Pour quel but va-t-on à l'école?" Nous ne savons que répondre, me dirent-ils. C'est notre mâtre qu'il faut interroger." Ils dirent, et passèrent leur chemin.(...)
Mais après leur passage, voici que se leva en moi le désir de les retrouver.
L’homme (…) se libère de son corps (qâlib, le « moule ») ; il se dirige vers le monde de la Magnificence et poursuit son ascension (mi’râj) jusqu’à l’horizon suprême. A quelque moment qu’il le veuille et qui lui convienne, la chose lui est aisée. Quand il se considère soi-même, il est alors rempli d’allégresse, car il contemple les Lumières divines se levant et se répandant sur lui. Mais cela est encore imperfection.
Lorsqu’il pénètre plus loin, il dépasse également cette station. Il devient tel qu’il ne considère plus son moi propre, et que le sentiment de sa propre ipséité est aboli. C’est cela que l’on appelle l’« annihilation majeure » (fanâ-ye kobrâ). Lorsqu’il a non seulement oublié son propre moi, mais oublié même l’oubli même l’oubli de son moi, c’est ce que l’on appelle « annihilation dans l’annihilation » (fanâ dar fanâ). Tant que l’homme trouve satisfaction dans son acte de connaître, il est encore en deçà du but, et l’on considère même cela comme faisant partie du shirk déguisé.
Non, l’homme n’arrive à la perfection qu’au moment où son acte de connaître est absorbé, occulté, dans celui (l’objet) qu’il connaît, car quiconque trouve satisfaction à la fois dans l’acte de connaissance et dans l’objet qu’il connaît, est dans le même cas que celui dont l’intuition est dédoublée. Il n’est vraiment séparé de la dualité (il ne devient un mojarrad, un anachorète spirituel) qu’au moment où, ressuscité hors de son acte de connaître, il se dresse dans ce qui est l’objet de sa connaissance. Et lorsqu’il émerge même hors des ruines de la condition humaine, cet état est celui que l’on appelle « effacement », et c’est la station mystique que typifie ce verset : « Tout ce qui est sur terre est évanescent, tandis que permane la face de ton Seigneur en sa gloire et sa majesté » (55/26-27). (p. 456)
L'école de Shoravardî s'est perpétuée en Iran jusqu'à nos jours. Sans recouvrir la totalité de la philosophie irano-islamique, elle a marqué celle-ci d'une empreinte qui lui donne son caractère propre dans le monde de l'Islam. En la prenant en charge à son tour, son interprète français reste fidèle à une admirative amitié de jeunesse pour le Shaykh al-Isrâq, mais c'est avec la conviction que le sens et la portée de cette philosophie débordent son cadre d'origine. Elle est une forme de l'aventure humaine, qu'il importe à l'homo viator de méditer spécialement de nos jours. Cette aventure, on en suivra le fil au cours des quinze traités du présent corpus.
Éprouver ce monde-ci comme monde de l'exil, c'est savoir que l'on vient d'ailleurs, d'un autre monde vers lequel il s'agit de retrouver le chemin. Pour se frayer cette voie, il faut aller à l'encontre des normes établies en ce monde, à l'usage de ceux qui s'y sont installés, pour avoir succombé au monde issu de l'"aile gauche", en oubliant qu'ils venaient d'ailleurs et comment y retourner.