Charlotte a passé les plus belles années de son enfance au Rwanda, où son père était ambassadeur. Elle ne souffrait ni de solitude ni du désintérêt manifeste de ses parents à son égard, car elle recevait l'amour de sa Nounou et de Daniel, le fils de celle-ci.
En 1994, la situation du pays est intenable. L'ambassadeur rapatrie d'urgence sa femme et sa fille.
Devenue adulte, après une relation amoureuse toxique, Charlotte a envie d'aller se ressourcer au pays de son enfance et, si possible, renouer avec les gens qu'elle a connus et aimés. Hélas, le génocide est passé par là. Charlotte découvre des horreurs qu'elle n'aurait jamais soupçonnées.
C'est vrai, en général, je n'aime pas les récits dont le décor est l'Afrique. Je n'ai pas envie d'être confrontée aux descriptions de massacres. J'ai dû me forcer à lire «
Muzungu » (
Martin Buysse), qui met en scène des génocidaires sans scrupules ni remords et tout surpris des accusations qu'on porte contre eux. En revanche, j'aime bien les romans de
Monique Bernier, donc, je me laisserai tenter par celui-ci.
Un chapitre sur deux permet de suivre Charlotte, qui a été obligée de quitter le Rwanda, dont elle ne voyait que les beaux côtés, dans l'innocence de ses six ans. Elle n'a pas compris ce qui se passait en 1994. Elle aurait accepté de partir, si elle avait pu emmener Nounou et Daniel, les êtres les plus proches d'elle. Elle a vécu ce rapatriement comme un arrachement douloureux. Vingt ans plus tard, elle veut revoir ce pays qu'elle aimait tellement. Elle sait que tout a changé. Elle s'est beaucoup documentée. Mais elle veut tout découvrir de ses propres yeux.
Monique Bernier trace un portrait sans concession des parents de la jeune femme. Ambassadeurs de Belgique à Kigali, ils se comportaient en seigneurs, odieux avec les habitants. Ils avaient adopté l'attitude dure et hautaine des colonisateurs, traitant leurs domestiques comme des sous-hommes, ce qui entre tout à fait en résonance avec l'actualité, qui stigmatise les méfaits causés par la politique de Léopold II.
Malheureusement, ils ne sont pas plus aimables avec leur propre fille, avec laquelle ils n'entretiennent plus que des contacts épisodiques à présent qu'ils se sont exilés au Brésil. Ils n'ont vraiment pas envie qu'elle retourne à Kigali. Pourquoi ? Ont-ils peur de ce qu'elle pourrait découvrir à leur propos ?
Aussi le lecteur ressent-il bien la solitude de Charlotte qui vient de vivre une expérience amoureuse traumatisante, avec un homme qui, tout comme ses parents, prétend tout diriger dans sa vie. Quelle différence avec les Rwandais qu'elle rencontre : Jean-Marie, son chauffeur de taxi attitré, l'accueille comme un membre de sa famille. Gratien, qui travaillait à l'ambassade, l'invite chez lui. Cécile, la tante de Daniel, lui raconte les malheurs qu'a traversés le pays après son départ. Personne ne l'accable, personne ne lui fait de reproche, personne ne lui tient rigueur d'être la fille de ces ambassadeurs haïssables.
Les autres chapitres ont pour cadre la prison de Gitarama, qui rassemble des génocidaires. Curieusement, c'est là que le gentil Daniel est incarcéré. Qu'a-t-il pu faire pour s'y retrouver ?
A travers quelques portraits, l'auteure montre différentes attitudes : ceux qui regrettent les actes atroces qu'ils ont commis, parfois contraints et forcés. Ceux qui, au contraire, les revendiquent, en sont fiers, n'éprouvent aucun remords, profèrent d'abominables sentences telles que : « Il nous faut nettoyer le pays de ces cancrelats. » Et puis, il y a ceux qui feignent d'approuver ces barbares de peur des représailles, même si, au fond d'eux-mêmes, ils ne sont pas fiers de leur attitude. Par exemple, on peut suivre Théoneste, l'un des tueurs les plus acharnés, qui, même en prison, parade tel un chef, est entouré d'une cour de séides, fait encore régner la terreur.
L'auteure a choisi de ne pas sombrer dans le sordide en décrivant avec complaisance des scènes de boucherie. Et pourtant, même évoquées à demi-mot, certaines sont insoutenables, tout particulièrement les meurtres d'enfants.
Certaines brutes assoiffées de sang sont capables d'obliger un adolescent rêveur, amateur de belle littérature, à devenir, comme eux, un assassin.
On pénètre dans le site de Murambi où s'alignent trente mille cadavres mutilés, conservés grâce à divers procédés, dans l'état où la mort les a surpris. Cela fait frémir.
Nous qui nous plaignons d'avoir été confinés dans une maison ou un appartement, nous avons honte en lisant le sort des Tutsis, terrés dans d'improbables endroits, le plus souvent minuscules avec la peur d'être débusqués et tués plus sûrement que par n'importe quel virus.
J'ai apprécié la manière particulièrement retorse et originale imaginée par un protagoniste pour se venger d'un odieux bourreau.
J'ai apprécié la façon claire et simple avec laquelle
Monique Bernier expose les événements affreux qui ont endeuillé ce pays. J'ai aimé aussi qu'elle choisisse un personnage qui a du sang sur les mains, mais bien conscient d'avoir commis ces actes impardonnables qu'il se reproche. Il vit bourrelé de remords et incapable de se pardonner lui-même.
Tout au contraire de «
Muzungu » dans lequel les assommantes litanies politiques me tombaient des mains. Et où j'avais été vraiment dérangée de devoir adopter le point de vue d'un homme qui, en dépit des mises en garde de son entourage, prend fait et cause pour les tueurs sans en éprouver le moindre regret, pire, se fait passer pour une victime, voire un martyr.