Victoria Kielland avec
Mes hommes se glisse dans la peau de Brynhild Storset (1859-1908) .
Brynhild Storset, cela ne vous dit-rien, alors peut-être Belle Gunness... Langue au chat alors ?
Originaire de Selbu près de
Trondheim en Norvège, émigrée aux Etats-unis en 1881, elle est la première tueuse en série de l'Histoire américaine et reste encore aujourd'hui une énigme notoire !
Victoria Kielland s'inspire de faits réels non pour retracer chronologiquement ses crimes mais pour esquisser les paliers de sa vie mouvementée. Partie de rien, issue d'une famille humble et luthérienne, elle choisit de rejoindre sa soeur aînée déjà installée aux Etats-Unis en cette fin du XIXe siècle, un pays neuf promesse d'espoir. de domestique dans une ferme en Norvège elle deviendra propriétaire d'une immense exploitation agricole à
La Porte dans l'Indiana.
Victoria Kielland dans
Mes hommes propose une approche psychologique du personnage par le biais des pulsions et des sentiments de Belle et imagine les rouages de la métamorphose de cette jeune femme incomprise, entière et pieuse en une femme mature et dure, rusée et féroce mais cachant bien son jeu.
Violentée, humiliée, bafouée par l'homme qu'elle aime, le premier à qui elle se donne, Brynhild Storset sombre dans un dilemme métaphysique, un abîme de douleurs, de déchirements, la fuite lui semble être le seul échappatoire pour se réinventer, prendre sa destinée en main et espérer le pardon de son Dieu.
De déceptions en revanches, elle profite des libertés de l'Amérique et de l'hospitalité de sa soeur pour se créer un nouveau personnage et évoluer dans la hiérarchie sociale. Pour contourner la barrière linguistique le temps de son adaptation au pays elle fréquente les nombreuses communautés norvégiennes où très vite elle est remarquée pour son physique et sa beauté, un profil de feu qui fait fondre de nombreux hommes. Elle y rencontre son premier époux, et renaît de ses cendres sous le nom de Bella Sorensen.
En imaginant la vie de Belle Gunnes,
Victoria Kielland sonde son corps et son âme pour mieux se rapprocher de son intériorité et arriver à cerner ce qui a pu la faire basculer dans cette folie meurtrière : un trauma initial, des atouts physiques doublés d'un appétit sexuel et d'une intelligence remarquables, une envie terrible de s'extraire de sa condition sociale pour oublier le cauchemar crasseux norvégien de son enfance et adolescence mais aussi une volonté farouche de prendre les rênes de sa destinée afin de ne plus jamais être dominée et méprisée. Peu à peu
Victoria Kielland esquisse le profil d' une grande manipulatrice, séductrice, une Mante religieuse dissimulée qui reste une femme trahie par l'amour, peu soutenue par son Dieu, restant toute sa vie en attente d'une purification divine, et s‘émouvant de la beauté terrestre.
Un texte porté par une écriture charnelle, poétique et épidermique où
Victoria Kielland nous fait découvrit le monde avec les yeux de son héroïne et ses sens en éveil, un univers saturé de couleurs, d'odeurs entêtantes plus que de parfums voluptueux, de sueurs et d'autant de fluides corporels qui soulignent les changements d'état de Belle: d'une bête aux abois en prédateur redoutable. Après
l'incendie de sa ferme et l'exhumation de nombreux cadavres sur sa propriété, elle est accusée de nombreux homicides et infanticides mais Belle Gunness s'est évaporée, « la veuve noire » reste introuvable...
Une écriture envoûtante et incarnée qui aspire le lecteur dans une une expérience littéraire et esthétique hors du commun. Une plongée corps et âme dans l'intimité du personnage où les limites entre l'amour et la haine sont floues. Une fiction évoquant le désir féminin, un roman psychologique marquant basé sur un portrait introspectif d'une personnalité complexe sous le regard empathique de l'auteure.
Née en 1985,
Victoria Kielland est l'une des voix les plus singulières de sa génération. Elle a reçu le prix Dobloug en 2022 et le prix Thorleif Dahl de l'Académie norvégienne pour
Mes hommes son deuxième roman et le premier à être traduit en français.
Jean-Baptiste Coursaud en est le traducteur. Son premier recueil de nouvelles, I Lyngen (In the Heather), a été sélectionné pour le prix du premier livre
Tarjei Vesaas. Une belle découverte dénichée chez les Editions Dalva.
Pour les curieux, l'historien
Philippe Chassaigne lui a consacré un ouvrage,
Belle Gunness, la première tueuse en série des États-Unis, « la Barbe-bleue »de l'Indiana.