Echizen Take-ningyo
Traduction :
Didier Chiche, avec le Concours du Cercle National du Livre
ISBN : 9782877304900
Un auteur que je ne connaissais pas et qui, au départ, se destinait à la vie monacale. Un roman dont je n'avais jamais entendu parler et dont je ne sais toujours pas comment il est arrivé sur mes étagères. Et une découverte de sensibilité, de romantisme et de tendresse que je recommanderai sans hésiter à tous ceux qui ignorent tout de la culture japonaise, des rapports femme-homme de cette société et aussi de cette ambiance toujours un peu brumeuse, toujours un peu étrange, toujours naturellement poétique, toujours un peu surnaturelle que l'on retrouve aussi bien dans les estampes de maîtres comme Hokusaï que dans nombre de nouvelles ou de roman, dont ceux de Tanizaki.
A Takekami, petit village perdu dans les vallées et montagnes japonaises, vit Kisaemon, artisan en objets de bambou particulièrement renommé, qui apprend son art à son fils, Kisuke. Celui-ci ignore tout de sa mère, morte alors qu'il était trop jeune et l'idéalise, évidemment, comme font tous les enfants placés dans ce cas. Mais il adore son père et fait du mieux possible pour lui faire plaisir et devenir l'artiste incomparable qu'il pressent en lui. A part cela, le père et le fils sont un peu à l'écart. On les respecte pour leur talent et leur courtoisie mais ils semblent tout de même bizarre parce que, l'un comme l'autre, ils souffrent d'une petite taille qui, de loin, les fait ressembler ni plus ni moins à des enfants.
Quand meurt Kisaemon, Kisuke, selon l'usage, place son urne dans l'endroit qu'il a le plus aimé : sa bambouseraie. Et c'est là que vient se recueillir un jour une jeune femme d'une trentaine d'années, d'une beauté éclatante, Tamae, qui raconte à Kisuke avoir connu son père et avoir sympathisé avec lui. Par la suite, on saura que l'artisan en bambous avait probablement proposé de l'épouser à la jeune femme qui travaille dans un quartier de plaisir d'une ville voisine.
Frappé par la beauté de Tamae, Kisuke finit par la retrouver et elle lui montre une poupée intégralement faite en bambou que lui avait offerte son père. L'objet est, lui aussi, d'une beauté à couper le souffle. Kisuke va en devenir obsédé et il se lance, à son tour, dans la fabrication de ce genre de figurines. Il faut dire que, grâce à l'esprit prévoyant de son père, sa propriété contient à peu près toutes les espèces de bambou possibles : bambous noirs, bambous frêles, bambous du Japon, bambous de Chine, etc ...
Entretemps, ses relations avec Tamae se précisent et celle-ci, qui souffre de tuberculose, mal très courant à l'époque surtout dans cette région de l'île nippone, vient s'installer chez Kisuke. Mais celui-ci, qui fait sur elle une étrange fixation comme quoi (bien que les dates prouvent le contraire) elle serait sa mère, accepte de dormir avec elle mais ne veut en aucun cas avoir de rapport avec elle. Cette femme, il la vénère, sans doute n'y a-t-il pas de terme plus approprié.
D'abord déstabilisée, Tamae se résigne mais, lorsque, attiré par la réputation croissante des poupées de son mari (car Kisuke et Tamae sont désormais époux officiels), le représentant d'un grand magasin en gros de Kyôtô débarque chez Kisuke pour demander à les voir, elle faiblit et cède à cet ancien client qu'elle a connu bien des années plut tôt. Pour celui-ci pas plus que pour Tamae cependant, la chose n'aurait de conséquences si, par malheur, le Destin ne faisait tomber la jeune femme enceinte. A force d'avoir travaillé dans les maisons de geishas, elle avait fini par ne plus utiliser de moyens contraceptifs car, selon toute vraisemblance et l'avis des médecins, elle était stérile ...
Tamae sent bien qu'elle brisera en mille morceaux la vie, l'idéal et le bonheur enfin trouvé de Kisuke si elle lui révèle la vérité. Elle songe donc à se faire avorter mais nous sommes au début du XXème siècle et la réglementation est très stricte au Japon : l'avortement demeure possible dans un couple marié à condition que l'époux donne son autorisation. Comment Tamae pourrait-elle la demander au pauvre Kisuke ? Elle décide donc, en dernier recours, de demander l'aide de son ancien amant et père actuel de l'enfant qui, hormis d'abuser d'elle encore une fois, ne fait rien sauf, peut-être, provoquer une fausse couche qui, survenue dans la barque d'un batelier qui la ramène à la ville, va, en quelque sorte, régler le problème.
Laissons la morale de côté et ne nous consacrons qu'à l'art avec lequel l'auteur fait monter la pression, la profonde logique de sa technique, la simplicité de son style (à l'image de ses personnages), l'amour pour l'art du bambou qu'il parvient à nous communiquer, à nous autres, pauvres Occidentaux incapables de concevoir qu'on puisse imaginer et réaliser des cheveux de poupée grandeur nature avec la fibre de cet arbre, et bien sûr à ses deux personnages principaux et au roman d'amour, tout platonique, qui les unit et qui continuera à les unir dans la mort. L'image finale, celle de leurs trois urnes à l'abri dans la bambouseraie désormais abandonnée (Kisuke s'est suicidé trois ans après le décès de son épouse, morte de la tuberculose mais morte heureuse, auprès de lui, sans qu'il ait jamais su le malheureux faux pas qu'elle avait fait et qui avait bien failli coûter la vie à leur existence commune sans qu'elle eût le courage de lui en révéler la raison) est d'une grâce et d'une beauté infinies.
Attention ! vous me connaissez ! Il n'y a, là dedans, aucune mièvrerie, aucune complaisance non plus à décrire le monde des geishas. A tel point que, venant d'apprendre que Mizukami, outre "
Le Temple des Oies Sauvages", sorte d'autobiographie où il conte ses années de jeunesse comme moinillon, années qui ne furent guère heureuses d'après ce que j'ai cru comprendre, avait aussi écrit d'autres romans, notamment sur la condition de la femme japonaise, je me suis bien juré de compléter ma collection de cet auteur finalement assez bien traduit dans notre pays et qui, pourtant, demeure paradoxalement peu connu.
Faites comme moi et venez nous en reparler. En tous cas, une chose est sûre : Mizukami Tsutomu est un auteur à découvrir et que vous dénicherez sans difficulté chez Picquier. ;o)