Voici une biographie très exhaustive, extrêmement documentée, méticuleuse jusqu'à la prolixité, du dernier secrétaire général du PCUS, par l'un de ses secrétaires et proches collaborateurs de longue date – spectateur ne sortant de l'ombre et ne parlant à la première personne du pluriel que dans les toutes dernières pages – qui, depuis la disgrâce et la chute de son « patron », vit entre la Russie et la France. le « mystère » de
Gorbatchev n'est pas élucidé : en vérité, pas non plus explicitement formulé. Si celui-ci consiste dans le contraste entre l'admiration dont l'homme d'État jouit en Europe occidentale depuis toujours, et la durable, profonde, haineuse impopularité que ses compatriotes lui réservent, l'auteur se situe dans un entre-deux ambivalent : la fidélité personnelle et la proximité du chercheur envers son objet d'étude transparaissent en filigrane, cependant les arguments apportés au bilan de son action politique sont en très grande majorités « russes », la vision « occidentale » étant rapportée sinon comme une bizarrerie, tout au moins comme un point de vue particulier voire partial et globalement désinformé.
Et le bilan russe est clair :
Gorbatchev, même comme objet biographique, est adulé démesurément dans la phase ascendante de sa carrière, ici-même où son allégeance à Brejnev et puis surtout à Andropov – dont il était le protégé – nous le rendent moins sympathique, alors que son action au pouvoir est considérée comme une suite d'erreurs, d'échecs de plus en plus graves, et, malgré un effort critique, le stéréotype est présenté de l'homme indécis, enclin à l'éternelle recherche du compromis et de la procrastination, le reproche lui est fait de ne pas avoir incarné « l'homme fort » auquel la politique russe semble ne pas savoir renoncer. Tout cela est très présent chez Gratchev : « Vae victis ! », ce qui, pour un lecteur occidental, est frustrant et parfois carrément agaçant. Non qu'une hagiographie eût été préférable...
Néanmoins, si
Gorbatchev semble avoir été toujours capable de douter de soi et même très doué pour l'auto-critique, et c'est tout à son honneur, peu de poids est donné dans le livre à trois aspects qui me paraissent totalement évidents et qu'il a souvent répétés lui-même au sujet de la perestroïka : 1. qu'il fallait qu'elle « tienne » jusqu'à ce qu'elle devienne irréversible (et le coup d'août 1991, qui a constitué la preuve de cette irréversibilité, n'avait certes pas une issue prévisible...) ; 2. qu'étant une révolution anti-système, son succès se mesurerait à sa capacité d'abattre celui-ci jusqu'à son sommet (par conséquent, le « transformisme » de ce sommet, afin de garder le pouvoir personnel, aurait été contradictoire avec ledit succès) ; 3. que la perestroïka était d'abord et surtout l'introduction dans la société de la démocratie, dont la vitalité se mesure au pluralisme (favoriser l'opposition et pas seulement la tolérer), laquelle est incompatible avec « l'homme fort » et avec tout autoritarisme.
Assurément, à l'époque de la rédaction de cet ouvrage (2001 pour sa traduction française), et compte tenu des humiliations qu'Eltsine avait infligées à
Gorbatchev et du score de moins d'1% remporté aux élections présidentielles de 1996, celui-ci devait encore se sentir lui-même en échec. Je suppose et j'espère que ce sentiment peut avoir évolué depuis, eu égard à
L Histoire successive de la Russie, à la force de jugement du recul historiographique ainsi qu'à la compréhension du lectorat d'aujourd'hui.
En tout cas, la lecture de cette biographie permet a minima d'apprendre le détail, presque au quotidien, des péripéties de la perestroïka, de saisir l'état d'esprit des personnages impliqués, le climat politique en prise directe, et aussi de comprendre les griefs des Russes, leurs déceptions, leurs incompréhensions. Peut-être permet-elle aussi d'apercevoir un autre sens, plus caché, du sous-titre : « La terre et le destin ».