Je m'excuse d'avance pour l'une sinon la plus longue critique que j'ai postée ici, mon but n'est pas tant de donner mon avis que de résumer pour vous cet ouvrage (un peu comme je l'ai fait avec
Bernard Manin et « Les
principes du gouvernement représentatif » ouvrage indispensable à qui voit le jour sous nos institutions actuelles).
Lors d'un diner, d'une pause-café ou autour d'un verre lorsque nous émettons des inquiétudes sur l'avenir des acquis sociaux ou sociétaux, durement arrachés, au prix de la vie d'une poignée de « radicalisés » à l'époque, et qui profitent désormais à tous y compris aux mêmes qui les condamnaient, nous avons tous déjà entendu cette phrase « de quoi tu te plains, ça pourrait être pire, dans d'autres pays… »
Le constat de départ est simple : la mort des utopies. L'utopie est morte de s'être réalisée, l'auteur reprend en pagaille, à grand renfort de chiffres, les innombrables enjambées des 200 dernières années (sécurité, nutrition, santé, éducation, économie…) et y voit une généalogie avec les utopies du Moyen-âge.
Les utopies en disent davantage sur les époques qui les rendent possibles que sur l'évolution des communautés humaines. L'auteur s'interroge sur l'état d'esprit général (invoquant
Oscar Wilde et sa recherche permanente de la progression) qui - au lieu de s'appuyer sur ses acquis et continuer rigoureusement l'oeuvre initiée en vue d'une vie toujours meilleure – estime que ses enfants vivront moins bien et ne juge pas nécessaire de continuer à oeuvrer pour une amélioration de la vie.
Le jeune historien néerlandais problématise son ouvrage dans ces termes (en substance) : pourquoi alors que nous avons tant acquis, nous ne désirons plus acquérir davantage.
Pour Bregman, la politique est en panne.
En effet, les différences entre la droite et la gauche sont réduites à quelques points d'imposition, les politiciens sont relégués à de simples conseillers en gestion et les publicités influencent nos modes de vies davantage que les religions.
L'industrie publicitaire passe son temps à créer de nouveaux besoins artificiels dont les politiques ne font qu'atténuer les symptômes sans oser toucher aux causes : publicité pour manger toujours plus gras, plus sucré, et politiques publiques de distribution de médicaments de l'industrie pharmaceutique pour ne prendre qu'un exemple.
Les nouvelles générations naissent dans ce monde apolitique et n'ont plus d'horizon, ainsi la baisse des inégalités et de la misère n'est pas une priorité. Bregman encourage l'émergence non pas d'une mais de plusieurs utopies qui pourront grâce à leurs collisions remettre la politique en mouvement.
Sur la forme, Rugter Bregman fait preuve d'une grande rigueur, à grand renfort de sources et d'études dans tous les domaines abordés. C'est une exigence salutaire car nombreux seront tentés de saper ces propositions dérangeantes. Certaines affirmations, malgré tout l'optimisme de leur auteur, restent néanmoins en manque d'argumentation. L'ouvrage est écrit sur le ton journalistique et si la langue n'est pas littéraire, le style reste divertissant, drôle, truffé d'anecdotes historiques et accessibles.
Rutger Bregman dit d'ailleurs que si on ne sait pas faire comprendre ses idées, sans infatuation, sans faribole, à un enfant de 12 ans d'intelligence commune ce n'est pas forcément qu'il est stupide, c'est peut-être qu'on ne sait pas s'exprimer…
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Parmi les propositions de l'auteur :
Donner de l'argent aux gens : Bregman s'appuie sur des études menées à Londres auprès des sans-abris, des mesures de dons d'argent sans contreparties qui se sont avérées salutaires pour les sans-abris mais plus étonnamment pour le contribuable également. Tordant le cou aux idées reçues sur les pauvres qui ne savent pas gérer leur argent. D'ailleurs, en Ouganda également, des études montrent que le niveau de vie et la croissance s'améliorent par ces initiatives. L'auteur retrace ensuite la longue bataille pour l'instauration d'un revenu universel aux Etats Unis, précédée par plusieurs essais pilotes dont il ne reste qu'un vestige, l'état d'Alaska où le revenu universel - qui ne soit pas corrélé à la situation financière des bénéficiaires et sans contrepartie - existe. Contre ceux qui jugent vaine cette mesure il rétorque que les utopies, comme la démocratie, sont toujours jugées irréalistes avant qu'elles arrivent et qu'elles soient immédiatement considérées comme des lieux communs.
« Partout où l'on trouve des indigents, on trouve aussi des gens aisés pour échafauder des théories sur leur infériorité et leurs dysfonctionnements »
La fin de la pauvreté : les pauvres font les mauvais choix, fument davantage, raisonnent à court terme, ne se cultivent pas…tout est question de contexte, en associant les théories économiques et psychologiques de la rareté des études montrent qu'une personne dans la pauvreté ou dans la richesse raisonne différemment, anticipe différemment, les personnes en situation de précarité ont 13 à 14 points de Q.I en moins que le reste de la population, mais tout cela est réversible lorsqu'elles atteignent un certain confort financier. Les économies pour les Etats sont de grande échelle, notamment les dépenses de santé. Nous raisonnons à l'envers, nous voulons d'abord éduquer or il est prouvé que cela n'a pas ou peu d'impact sur la pauvreté, il faut d'abord sortir les gens de la pauvreté pour qu'ils puissent ensuite prendre ce temps de l'éducation. Les personnes en situation de pauvreté passent tout leur temps à trouver des solutions à court terme pour survivre ce qui absorbe toute leur « bande mentale », il n'y a jamais de pause avec la pauvreté. A l'aide d'expériences menées dans l'Angleterre du XIXe siècle, dans l'Utah conservateur, dans les casinos cherokees, d'ouvriers en Inde ou de sans-abris, l'auteur nous montre que le problème de la pauvreté c'est le manque d'argent, de même que celui du sdf est l'absence de logement, alors allons droit au but. L'Etat surveillance et les calculs du PIB ne font qu'encourager la situation délétère.
La semaine de travail à 15 heures : là encore, Bregman nous dit « si vous n'avez pas de coeur vous avez au moins un porte-monnaie ! » Et la diminution du temps de travail a longtemps été l'horizon politique et économique. de
Keynes à Marx, de Nixon à Franklin, en passant par Henri Ford, tous s'accordaient sur la nécessité de diminuer le temps de travail, face à la robotisation galopante, l'accroissement des richesses, l'augmentation de la productivité et de la consommation en dépendait également, sans parler de l'investissement dans la vie citoyenne. Déjà au Moyen Âge le temps de travail était moindre et le nombre de jours fériés cumulaient à presque six mois dans des pays comme la France ou l'Espagne. Jusque dans les années 80 le temps de travail diminuait partout en Occident, c'était la promesse phare et les sociologues prédisaient une semaine de 10 à 15 heures en 2030. Que s'est-il passé depuis ?
« Nous jetons de plus en plus nos ressources, y compris la crème de notre jeunesse, dans des activités financières éloignées de la production de biens et de services, des activités qui génèrent des bénéfices individuels disproportionnés par rapport à leur productivité sociale »
James Tobin
Les banquiers qui s'enrichissent au détriment des fonds de pensions, les avocats (17 fois plus d'avocats par habitant aux USA qu'au Japon, sont-ils mieux protégés ?) qui rachètent des brevets qu'ils ne développeront jamais juste pour entamer des actions en contrefaçons et consultants en tout genre sont désormais les métiers les mieux rémunérés, or, une grève de consultants en webmarketing aura-t-elle le même impact qu'une grève d'éboueurs comme New York en a connu au début des années 70 ? Ces métiers ne créent pas toujours de la richesse et parfois en détruisent, mais c'est la règle de l'offre et de la demande de notre économie de marché. L'offre de nourriture, du fait de la productivité record, est tellement importante que les agriculteurs sont les moins bien rémunérés. Ces paradoxes aberrants remontent déjà à l'époque du Moyen Âge où il était indécent de travailler pour les nobles qui vivaient du labeur des ouvriers, comme aujourd'hui on spécule sur les matières premières et parfois ces nobles détruisaient carrément les richesses durement produites dans des guerres.
« Le travail acharné est le refuge des gens qui n'ont rien d'autre à faire dans la vie »
Oscar Wilde. Les richesses concentrées par les secteurs les moins utiles, notamment le secteur bancaire et financier, où se concentrent les gens les plus intelligents, maitrisant toute une novlangue, se persuadent parfois qu'ils créées eux-mêmes la valeur mais il s'agit en réalité d'une nouvelle forme de taxation des richesses produites par les autres. Les seigneurs féodaux, assis sur les richesses produites par leurs paysans, n'allaient pas jusqu'à se persuader qu'ils avaient créés ces richesses. de même que la consommation de masse est rendue possible par les robots et les esclaves du tiers monde.
La grève des banquiers qui dura 6 mois en Irlande dans les années 70 ne laissa pas de traces négatives pour l'économie du pays, contrairement à celle des éboueurs de New York. Les gens qui dans nos sociétés gagnent le plus d'argent sont ceux qui produisent le moins de choses ayant une valeur tangible pour la société. Plus nous sommes diplômés, référencés plus on peut se passer de nous. Les citoyens eux-mêmes sont conscients de ce paradoxe et un tiers des actifs en Grande Bretagne, mais dans bien d'autres pays occidentaux, déclarent occuper un « bullshit job » ou « métiers de merde ». C'est-à-dire qu'ils sont conscients que leur travail n'apporte à peu près rien à la société, mais les écarts de salaires avec les métiers utiles (agriculteur, enseignant, policier, infirmière) sont tels qu'ils ne peuvent se résoudre à changer d'emploi. Cela revient à dire à ces métiers utiles « vous avez la chance d'occuper un vrai emploi, alors ne réclamez pas en sus un bon salaire, une couverture maladie complémentaire et une retraite décente ! ».
Alors que le XXe siècle nous a apporté la pilule, les réfrigérateurs et le lave-vaisselle, nous avons désormais Twitter. Si les génies de Harvard sont plus nombreux à aller dans la finance que dans la recherche c'est parce que ne pas innover amène désormais plus de profit, alors même que des études montrent que les richesses accumulées par les banquiers se traduisent par des destructions de richesses dans le monde, ce sont des externalités négatives. Pensez à ces téléphones portables qui changent tous les deux ans et qui en réalité n'ont qu'une petite application supplémentaire. A l'époque, Engels relevait que les ouvriers ne se rebellaient pas car leur vision était tronquée par la religion et le nationalisme. Désormais, Bregman s'interroge sur la vision tronquée de nos élites, tronquées par tous les zéros à la fin de leurs salaires, par les plans de retraite dorés etc.
Quitte à réorienter les richesses déportées vers ces secteurs, l'auteur plaide pour la taxation des transactions financières. A l'heure où les paradis fiscaux se multiplient et que pour gagner quelques millièmes de secondes dans la transmission des informations de bourse entre Londres et New York, des centaines de millions d'euros sont investis.
Parlant d'orientation de l'économie, l'école peut être un levier, les objectifs en termes de compétence, de savoir-faire ne font qu'accompagner une économie plus égoïste. L'école devraient redonner de la perspective car en définitive ce n'est ni le marché, ni la technologie mais la société qui oriente et qui créé un modèle socio-économique, autrement dit des valeurs, et en termes de création de valeurs pour la société nouvelle il ne serait plus forcément payant d'être banquier.
La course contre les machines : jusqu'à très récemment les parts de richesses allouées au travail et au capital étaient constantes. Deux tiers pour le travail et un pour le capital. Mais désormais ce n'est plus le cas, la part des richesses qui va au travail diminue. En cause, bien sur la mondialisation et ses délocalisations, la faible taxation des hauts revenus etc mais surtout le progrès technologique. Pour chaque route construite, chaque moyen de transport, de logistique destiné à rapprocher les hommes c'est davantage d'oligopole, de concentration des richesses. Il y a de moins en moins de gens qui « tirent leur épingle du jeu » c'est un phénomène appelé « le gagnant rafle la mise » pour un géant comme Amazon, ce sont des millions d'emplois dans la distribution et les petits commerces de détails qui disparaissent. Ce qui est inquiétant c'est que ce phénomène de remplacement par les machines ne touche pas seulement nos bras, mais aussi nos cerveaux, si un « computeur » était autrefois un métier, désormais c'est un ordinateur capable d'intelligence et de calcul supérieur à l'homme. Seuls les emplois très qualifiés de la Sillicon Valley et les emplois peu qualifiés dans les fastfoods et les maisons de retraites semblent assurés pour l'heure. Cela est la conséquence d'un délitement lent mais continu du socle des démocraties modernes : les classes moyennes.
Les politiques de développement sont parfois inadaptées et il faut mettre en place des solutions de contrôle. Pour l'auteur, études à l'appui, les frontières sont un frein au développement économique des pays riches et pauvres.
L'auteur aborde la question de la dissonance cognitive pour esquisser une explication au fait que les idées ont du mal, même prouvées, à faire changer les mentalités. L'auteur lui-même n'échappe pas à une introspection. Comment réagit-on face à des preuves contraires à nos croyances ? Suffisent-elles à les faire vaciller ? Pas toujours. Rappelons-nous que traiter son adversaire d'utopiste, le ridiculiser et le réduire au silence et un moyen de préserver le statu quo. Les libéraux étaient traités d'utopistes il y a un demi-siècle et aujourd'hui ils dominent « scientifiquement » la scène politique.
Un flash « communication politique » se glisse dans l'épilogue : en effet l'auteur reprend l'explication de la fenêtre d'Overton : il existe une fenêtre au sein de laquelle sont les décisions et propositions politiques et plus on s'éloigne du centre de la fenêtre plus les idées sont jugées « radicales », « déraisonnables » voire « irréalistes » notamment par les médias, craintifs gardiens de la fenêtre. Est-ce à dire que nous sommes condamnés à entendre les mêmes gens raconter les mêmes choses ? Non ! comme on le voit avec
Donald Trump,
Boris Johnson ou
Marine le Pen, un politique peut faire une proposition tellement radicale qu'il ne sera pas pris au sérieux par le système médiatique et par conséquent par l'opinion publique, mais ces saillies répétées vont tirer progressivement la fenêtre vers lui c'est exactement le processus qui est à l'oeuvre en ce moment avec la « droitisation » de la vie politique en Europe et aux Etats Unis. La faute également à une gauche perdante, drapée dans sa bonne conscience et sa novlangue pseudo intellectuelle, dans son « je vous avais prévenu » et économiquement convertie aux idées libérales et capitalistes.