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La Confrérie de la danse sacrée : les derviches tourneurs », c'est sous ce nom qu'est connue la Mevleviyye, confrérie soufie qui se rattache aux enseignements Mevlana Jalâl ad-Dîn Rûmî (mort en 1273) ; cet ouvrage a pour programme de nous en faire découvrir la réalité méconnue.
L'auteur,
Alberto Fabio Ambrosio, est dominicain, spécialiste du soufisme turco-ottoman et vit à Istanbul. Dans une interview accordée à Krista Tippett (On Being) en juin 2012, il affirmait avoir découvert l'islam au travers les textes portant sur l'Amour divin légué par Rûmî et ses successeurs. On comprend dès lors aisément le choc et la soif de vérité qu'a pu induire la mise à mal des stéréotypes présentant l'islam comme foncièrement violent et haineux.
Ambrosio entre dans le vif du sujet en nous brossant avec passion le portait du semâ, la fameuse danse des derviches, dont toute description littéraire ne remplacera jamais l'observation.
Il postule dès les premières pages qu'il faut « situer ce rituel au coeur de l'islam et de la pratique d'une religion capable de se faire aussi intérieure que mystique, au lieu d'en faire un contre-pied de la religion du Prophète [sur lui la prière et la paix], voire une visée si universaliste qu'on n'y retrouverait nullement ses racines musulmanes. [...] rien n'autorise à conclure une opposition entre islam et semâ des derviches mevlevîs ». Sur ce point nous ne rejoindrons pas l'auteur qui évacue un peu trop vite de riches débats qui ont parcourus la tradition musulmane et qui en font la richesse. Plus loin d'ailleurs, nous décelons un paradoxe quand il concède que « cette aura d'exotisme véhiculée par le célèbre semâ, fait parfois d'eux des êtres un peu en dehors de l'islam ».
Dès le Xème siècle, Al-Junayd, grand maître soufi déclarait : « celui qui se fait un devoir du semâ se laisse séduire par lui tandis que celui que le semâ prend fortuitement y trouve de la tranquillité ». Plus tard, le savant hanbali
Ibn Taymiyya (XIIIe siècle) écrira plusieurs fatâwâ à l'encontre d'une forme de semâ qu'il défini comme déviante (voir « le Livre du samâ‘ et de la danse » traduit par le professeur
Yahya Michot).
C'est toute la question de l'institutionnalisation du semâ qui est montrée du doigt, Ambrosio nous apprend que l'initiateur de la confrérie, le très célèbre Mevlana Jalâl ad-Dîn Rûmî se laissait porter par des moments d'extase spontanés, totalement improvisés. C'est son fils et successeur,
Sultân Valâd, qui en posera les bases théoriques. À sa suite, la ritualisation s'accentuera pour prendre la forme structurée et codifiée qu'on lui connaît aujourd'hui.
Au fil du temps, c'est toute une lecture ésotérique qui se développe, on assiste à des séances de dhikr où chaque chose symbolise la communion avec Dieu, où chaque parole proclame Son Unicité. C'est ainsi que le maître Ankaravî enseigne : « le dhikr ne fait pas de bruit ni non plus de confusion. Notre dhikr est avec Celui dont on fait mémoire. Celui qui se perd en Lui dont il fait mémoire, celui-là est le vrai pratiquant » (İsmail Rüsûhî Ankaravî, « Minhâcü'l-Fukarâ. Mevlevî âdâb ve erkânı tasavvuf ıstılahları »).
Tout le vocabulaire soufi se joue de cette symbolique. À titre d'exemples le derviche désigne, à l'instar du mot arabe « fakîr », le pauvre en Dieu, le nécessiteux. Cimetière se dit en turc « mezarlik », mais les Mevlevi emploient « hamuşan », mot d'origine perse qui signifie « ceux qui dorment, qui se sont tus ». Ils voient la mort comme un mystérieux secret et leur couvre-chef symbolise la pierre tombale.
Ailleurs, l'auteur souligne que la musique est suspecte quand il s'agit du culte, et particulièrement certains instruments. Il indique que les maîtres soufis se sont attachés à lister ceux qui trouvaient grâce aux yeux de la tradition... mais dans un même temps énonce des instruments à vent ou à cordes, habituellement les premiers évincés par cette même tradition. On apprend que dans la tradition mystique, la musique est une résonance céleste du Verbe créateur (voir à ce sujet «
Musique et extase » de
Jean During).
Aux accusations d'innovation religieuses, les Mevlevi se dédouanent de la façon suivante : « à la question de savoir s'il y a un sens au fait de frapper les mains [...] et marteler le sol du pied, et si tout cela fait partie de la religion, il faut répondre qu'une telle extase n'envahit pas l'homme par sa propre volonté simplement humaine ».
L'avant dernier chapitre est consacré à l'histoire de la Mevleviyye. On découvre la difficulté de la certifier à travers la lecture des nombreuses hagiographies, et on apprend que selon certains auteurs la confrérie a joué un rôle prépondérant dans l'islamisation des régions conquises par les sultans ottomans. C'est là que l'on se rend compte que le terrain historique est un champ d'étude mouvant et sujet à interprétations. Arrêtons-nous un instant sur les liens qui unissent Mevleviyye et pouvoir. Selon Ambrosio, la Mevleviyye est la confrérie la plus représentative des sultans stambouliotes. Or, si de tout temps, les sultans ottomans ont approchés les confréries soufies selon leurs propres penchants ou par intérêt politique, un autre auteur (Enver Behnan Şapolyo, cité dans « Mystiques, État et société » de
Nathalie Clayer) nous apprend qu'entre le XVe et le XIXe siècle, la plupart des souverains ottomans furent affiliés à la Halvetiyye (une autre confrérie).
Autre point sensible, Ambrosio rapporte du patriarche grec orthodoxe d'Antioche, visitant le tombeau de Rûmî les propos suivants : « Quant à la race des Turcomans, elle est maudite, c'est pourquoi on ne les laisse pas entrer ». Pour l'auteur voilà une citation « qui ne lasse pas de surprendre ». En effet, voilà de quoi écorcher l'image d'Épinal d'une confrérie souvent présentée comme universelle et chantre de l'amour interconfessionnel.
En creusant un peu dans d'autres ouvrages on tombe sur une série de déclarations similaires directement de la bouche des maîtres mevlevi :
-Selon Eklaki : « Les Turcs sont des chevaux qui ne sont pas marqués au fer rouge. », par conséquent ce ne sont pas des chevaux de race. le Turc est inculte, même s'il est jurisconsulte. Pour étayer cette affirmation, Eklaki raconte une anecdote. Un jurisconsulte turc, parlant de la ville de Tus et désireux de montrer qu'il connaissait la grammaire arabe, prononça Tis en pensant que c'était le génitif de Tus. Plus loin il mentionne « un Turc sans gêne » et une « garnison de cent cavaliers turcs éhontés ».
-Selon Efendi Salaheddin, le Turc ne sert qu'à démolir : « pour la construction il faut prendre des ouvriers rumiyan, pour la démolition au contraire, les ouvriers turcs sont nécessaires, car la construction du monde est spéciale aux Grecs, et la démolition de ce même monde est réservée aux Turcs ».
-Selon Aksarayi : « Les Turcs de Rûm sont sortis de la bouteille de l'obédience et de la tranquilité. La gent des Turcs impurs, menteurs et prêts à verser du sang ; ils sont comme les chiens et les loups. Quand l'opportunité se présente ils font butin et quand l'ennemi survient, ils prennent la fuite ». Quelques pages plus loin, il donne de nouveau libre cours à son mépris en les comparant cette fois-ci aux mouches qui sèment la sédition quand le moment est favorable et décampent dès qu'elles flairent un danger.
(Citations tirées de "Péchés, calamités et salut par le triomphe de l'islam" d'Irène Beldiceanu, dans « Les traditions apocalyptiques au tournant de la chute de Constantinople».)
À cette dernière citation vient s'ajouter pour le néophyte une difficulté d'ordre linguistique, puisque le qualificatif Rûmî dont Mevlana lui-même fut affublé peut désigner tour à tour en fonction du contexte : les chrétiens, les Byzantins, les habitants d'Anatolie, ou ceux du sultanat de Rûm. Ici il faut comprendre que ces traits acerbes servaient à ostraciser les tribus turques païennes et enjoindre les souverains fraîchement convertis à l'islam à s'en séparer.
Rappelons enfin que la confrérie eut ses heures de gloire avant d'être frappée d'interdit par le pouvoir laïc kémaliste en 1925, comme toutes les confréries soufies. le semâ est toutefois réintroduit, grâce à son fort potentiel touristique, dès les années 50's. Force est de constater cependant que cette période d'interdit n'a fait que renforcer la codification écrite d'une tradition qui, dénuée d'expression concrète, n'était plus qu'un nom sans réalité.
Au lecteur curieux d'assister à ce rituel, on ne saurait trop conseiller de faire preuve de vigilance tant il est aujourd'hui difficile d'observer une tradition authentique plus qu'une forme de folklore (à l'exemple d'un derviche tourneur aux côtés de danseuses du ventre).
Au final on a entre les mains un ouvrage très intéressant pour découvrir la face cachée de la spiritualité mevlevie, trop souvent occultée par un semblant caricatural de semâ. Il intéressera aussi bien le grand public, que le musulman curieux de (re)découvrir un pan de son patrimoine spirituel. Merci aux éditions Albin Michel !