ConquestNina Allan
Tr. de l'anglais par
Bernard Sigaud
Tristram, 2023
À douze ans, Frank entend les Variations Goldberg de Bach pour la première fois de sa vie. Il les écoutera des centaines de fois par la suite et en collectionnera les interprétations. Exceptionnellement doué pour travailler avec du code et en interpréter les schémas récurrents, il finit par imaginer que Bach n'a peut-être pas existé et que les Variations sont un code extraterrestre.
« le code ne pouvait pas mentir et la musique non plus. »
Lorsque sa petite amie Rachel lui fait découvrir The Rise and Fall of Ziggy
Stardust, Frank s'interroge. Ce n'est que bien plus tard qu'il comprendra que le message extraterrestre inhérent à cet album lui est parvenu de manière subliminaleet qu'il parle de « la guerre ». Et Frank a entendu résonner dans son corps le système d'alerte de la Terre. La théorie d'Eddie, qu'il a rencontré via le forum ufologique LAvventura, est que l'Art est une histoire secrète de la guerre, un commentaire critique codé sur la structure du pouvoir, un manifeste de résistance.
La fragilité psychologique de Frank lui a valu d'être interné une première fois à l'adolescence pour anxiété généralisée et une seconde fois à la fin de ses études supérieures. Cependant, Rachel a porté avec lui le poids de sa peur et a continué à l'aimer au fil des années.
Bien que Rachel tente de l'en dissuader, Frank se rend en France rejoindre Eddie – qu'il n'a jamais vu en vrai – pour y rencontrer des membres actifs du groupe LAvventura qu'Eddie nomme le cabinet de guerre.
Neuf mois plus tard, il n'a pas réapparu. La police a interrogé Edmund de Groote (Eddie) qui déclare n'avoir jamais rencontré Frank à Paris. Rachel est persuadée qu'il ment. Devant l'attitude attentiste de la police, elle se décide à faire venir chez elle une détective, ex-policière, Robin. Il se trouve que Robin, elle aussi, collectionne les enregistrements des Variations Goldberg de Bach. de plus, le nom
De Groote ne lui est pas inconnu. Au fait du peu de moyens de sa cliente, elle accepte tout de même le contrat.
À l'époque où les deux amis communiquaient sur LAvventura, Eddie a recommandé à Frank un ouvrage des années 50 : La Tour de John C. Sylvester. Cet ouvrage va littéralement obséder Frank qui le qualifiera de livre sacré : à la suite d'une guerre avec une planète extraterrestre, Gliese, qui a fait un nombre incalculable de morts, un architecte mégalomane entreprend la construction d'une tour de la victoire (la Tour
Conquest) assortie d'un complexe d'appartements de luxe, à l'aide d'une roche importée de cette planète, la masonite, qui emmagasine de la chaleur et diffuse une énergie rayonnante, de la même façon qu'un radiateur. Mais ce qu'il ne sait pas, c'est que cette roche est en partie vivante…
La recherche de Frank – qu'on ne retrouvera peut-être jamais – est propice à l'exploration de toutes sortes de domaines parfois très éloignés les uns des autres : psychologie et fonctionnement des sectes conspirationnistes sur les réseaux sociaux et interprétation de la musique de J. S. Bach, par exemple.
« La musique de Bach est un carburant pour le cerveau, et tout cela à cause de la manière dont Bach se sert du contrepoint. »
La culture musicale de
Nina Allan est stupéfiante, tout autant que sa connaissance de la science-fiction et de ses oeuvres fondatrices. Comme dans ses autres romans, on retrouve des histoires dans l'histoire : la novella La Tour, retranscrite intégralement, a été inventée pour servir le roman, mais le film Upstream Color de Shane Carruth existe réellement et sa critique cinématographique dans un essai d'Edmund de Groote, incrusté lui aussi dans les fils narratifs, distille un certain malaise qui contribue à brouiller les pistes. Il est vrai qu'on retrouve par moments dans ce roman une atmosphère ballardienne. de petite touche en petite touche,
Nina Allan estompe la frontière entre réalité et théorie du complot (ici une invasion extraterrestre imminente) et on se demande dans quelle mesure l'enquêtrice Robin ne commence pas à être infectée elle aussi : « Tout cela sera balayé, se dit-elle : le froid de l'hiver, le merle solitaire, le doux susurrement des feuilles mortes dispersées en gouttes d'or sur l'allée bétonnée. »
Lire du
Nina Allan, c'est comme regarder dans un kaléidoscope la réalité éclater et se reformer différemment à tous les moments de l'histoire.
Nina Allan et
Bernard Sigaud, son traducteur, ont été lauréats du Grand Prix de l'Imaginaire en 2014 pour
Complications, premier ouvrage de Nina traduit en français, et
La Fracture – chroniqué dans Gandahar 29 – finaliste des prix Femina et Médicis, catégorie Étranger, en 2019, a propulsé Nina à un niveau de reconnaissance qui dépasse la littérature de genre.
Christine Brignon
chronique publiée dans Gandahar 37 Humain ♥ Animal