D'après une étude menée en 2015 par l'Insee, le terme « salope » est l'insulte la plus utilisée à l'encontre des femmes dans l'espace public. Partant de ce constat, la rédactrice et journaliste
Adeline Anfray nous livre une enquête passionnante et passionnée sur l'origine et la signification de ce terme, tout en dressant le portrait de célèbres « salopes » ayant marqué
L Histoire par leurs actes, leur soif d'indépendance et leur résistance aux diktats patriarcaux. L'autrice s'interroge tout au long de l'ouvrage sur les notions de liberté (sexuelle, mais pas que) et de féminisme, intrinsèquement liées au terme de « salope » puisque ce dernier est utilisé pour nier la liberté des femmes : liberté d'avoir une vie sexuelle, mais aussi liberté d'investir l'espace public et politique, liberté de prendre la parole ou liberté de s'émanciper des injonctions patriarcales et/ou sociétales qui pèsent sur elles (comme le refus de la maternité, par exemple).
Richement documentée et empruntant la forme d'un court essai sociologique (moins de 150 pages), l'enquête de l'autrice fait la part belle aux interventions, aux témoignages, aux récits de vie et aux expertises de nombreuses personnes aux profils hétéroclites : journaliste, linguiste, cadre dans les médias, chercheuse en sociologie, retraitée hyperactive, chanteuse de pop-rock-rap, autrice, chef produit, programmateur, militante et bien d'autres. Si elle apporte une indéniable diversité de points de vue et un enrichissement du propos, cette pluralité d'intervenants m'a laissé, par moment, un sentiment mitigé de « joyeux fourre-tout ». Se posait parfois la question de savoir pourquoi telle ou telle personne intervenait sur le sujet, et si je dois reprocher un petit quelque chose à cet ouvrage, ce serait de ne pas toujours avoir indiqué clairement ses intentions et ses ambitions quant aux intervenants non spécialistes (on comprend facilement, par exemple, pour quelles raisons est sollicitée une chercheuse du CNRS travaillant sur des questions de sexualité et de conjugalité, un peu moins celles qui font intervenir l'anonyme Sébastien T. seulement présenté comme un « mec chanmé »). Il me semble, au final, qu'il s'agissait de recueillir des opinions et des témoignages divers et variés afin de constituer un terrain d'enquête.
L'ouvrage se découpe en quatre grandes parties. Dans la première,
Adeline Anfray creuse l'étymologie du mot « salope » en interrogeant des hommes et des femmes sur la signification que revêt, pour eux, ce terme. On apprend que l'insulte désigne tour à tour une personne déloyale, méchante et traitresse, puis une personne aux moeurs légères ayant une vie sexuelle débridée. Plus largement encore, l'ouvrage nous explique que l'insulte « salope » est avant tout destinée à humilier les femmes dont on désapprouve la conduite. Que cette conduite soit liée à la sexualité ou non, d'ailleurs. Pour autant, le terme n'a pas toujours eu cette connotation sexuelle puisque les origines du mot salope remontent au XVIIe siècle et font référence à la huppe, petit oiseau sale et malodorant qui enduit son nid d'excréments pour repousser les prédateurs. le proverbe « sale comme une huppe » aurait ensuite donné naissance à l'adjectif « salouppe » qualifiant l'extrême saleté. Ce n'est qu'au XIXe siècle que le terme se féminise et prend une dimension morale, quand il est utilisé pour distinguer les courtisans des prostituées des rues, accusées d'être sales et porteuses de maladies. L'autrice fait également des parallèles intéressants avec d'autres langues, et notamment avec l'insulte « bitch » utilisée par les anglophones. Enfin, pour terminer cette première partie,
Adeline Anfray nous livre quelques statistiques sur le mot salope, avant de s'interroger plus longuement sur les raisons qui font que « salope » est l'insulte la plus fréquemment utilisée à l'encontre des femmes (et non « connasse », « pétasse » ou même « pute ») : la sexualité et la liberté sexuelle reviennent alors au coeur de la discussion. Les travaux de la chercheuse
Isabelle Clair sur la sexualité et la conjugalité des jeunes sont mis en avant pour nous éclairer sur le sujet.
Dans la deuxième partie de l'ouvrage,
Adeline Anfray dresse le portrait de figures féminines célèbres, fictives ou historiques, qui auraient pu être qualifiées de « salopes » en raison de leur indépendance, de leur vie sexuelle, de leurs moeurs et de leurs agissements : Ève, Lilith, Cléopâtre, Messaline, la méchante reine dans le conte de Blanche-Neige, Stépanida dans l'oeuvre de Tolstoï ou bien encore Mata Hari ou Miranda Priestly, antagoniste machiavélique dans le Diable s'habille en Prada... Toutes des « salopes », autrement dit des femmes fortes qui aspiraient à vivre comme elles l'entendaient.
Adeline Anfray revient ensuite à des figures féminines plus généralistes, comme celle de la sorcière, des suffragettes britanniques ou des femmes politiques françaises. L'autrice conclut son deuxième chapitre sur l'histoire des « 343 salopes » ; ces 343 femmes journalistes, artistes, intellectuelles, célèbres ou anonymes, qui avouèrent publiquement avoir déjà eu recours à l'avortement alors que celui-ci était encore puni par la loi. Publié en 1971 (soit 4 ans avant la légalisation de l'avortement) le manifeste des « 343 salopes » est devenu emblématique de la réappropriation du mot « salope » comme étendard de la cause féministe.
Sans transition, la troisième partie de l'ouvrage questionne justement plus longuement la réappropriation de l'insulte comme « vecteur de liberté (sexuelle, mais pas que) et d'empowerment » (c.-à-d. le fait de ne plus subir les évènements pour, au contraire, en prendre le contrôle). Puisque la « salope » est une femme libre, n'ayons plus honte d'être des salopes, soyons fières d'être des salopes ! est en substance le message véhiculé dans cette troisième partie. L'autrice nous démontre qu'en se réappropriant cette insulte, les femmes pourraient amoindrir sa portée, c'est-à-dire amoindrir l'humiliation que veulent leur faire subir ceux qui la prononcent.
Adeline Anfray dresse notamment un parallèle avec la réappropriation d'insultes homophobes ou transphobes par la communauté LGBTQIA (comme « queer » ou « pédé » désormais revendiqués fièrement). Elle revient également sur le fameux « bitch » anglo-saxon et sur les exemples américains de réappropriation du terme par des chanteuses (
Madonna pour ne citer qu'elle), par des magazines militants ou par des bandes dessinées engagées (comme la BD de Science Fiction Bitch Planet).
La quatrième partie, beaucoup plus courte que les autres, fait office de conclusion et revient brièvement sur ce qu'est une « salope». Intitulée « La revanche des salopes », cette dernière partie s'adresse aux futures générations de salopes et leur donne quelques conseils pour être une femme libre. Il est dommage de terminer sur cette partie un brin consensuelle, bien moins intéressante et percutante que le reste du propos, et bien moins utile qu'une vraie conclusion qui aurait extrait la substantifique moelle de l'ouvrage.
Pour conclure,
Adeline Anfray réussit un tour de force en nous livrant une enquête passionnée, documentée et riche en réflexions en un nombre restreint de pages. Pour autant, la taille réduite de l'ouvrage ne donne pas une impression d'un catalogue qui survolerait son sujet en s'éparpillant dans tous les sens. Au contraire, il m'a semblé que le sujet était exploré de manière rigoureuse et approfondie, tout en restant accessible et facile à lire. le ton impertinent de l'autrice peut toutefois paraître exagéré ou malvenu par moments, voire un peu envahissant ou surjoué. Il n'en reste pas moins que l'ensemble se lit très bien et que l'autrice nous apparaît fort sympathique avec ses réflexions et ses interrogations. Cela ne plaira pas à tout le monde, je pense, mais moi j'ai bien aimé. Je remercie Babelio et les éditions
La Musardine pour l'envoi de ce livre grâce à l'opération Masse Critique.