«
le roman inachevé » (1956) est un des plus beaux recueils d'
Aragon de l'après-guerre (et Dieu sait s'il y en a).
Il se présente comme une autobiographie poétique où l'auteur s'épanche depuis sa jeunesse jusqu'à son âge actuel (59 ans) sur les grandes périodes qui ont jalonné sa vie : une enfance malheureuse, une adolescence rêveuse pendant la guerre de 14-18, puis les débuts avec le groupe surréaliste, les engagements de toutes sortes (poétiques et politiques),
Elsa, et puis encore
Elsa, et toujours
Elsa, la seconde guerre mondiale et la Résistance, jusqu'à cette année 1956 où la révélation du vrai visage de Staline contraint à une profonde remise en question. Mais il ne faut pas s'y tromper, cette autobiographie, comme souvent chez
Aragon, se cache derrière un masque. le poète est avant tout un illusionniste qui ne montre que ce qu'il veut bien montrer. Ne serait-ce que le titre : «
le Roman inachevé » : est-ce à dire que sa vie est un roman ? Bien entendu ! Toute vie devient un roman quand on la raconte : la réalité se mêle à la fiction et l'éphémère se marie avec le pérenne. Même sans être retranscrite, la vie de Louis
Aragon peut donner lieu à un roman, les choses qu'il a vécues, les personnages qu'il a rencontrés, tout est matière dans cette existence à être couché sur le papier, à l'attention de ses contemporains et au-delà. Et si le roman est inachevé, c'est bien normal, il ne s'arrêtera qu'avec la vie de l'auteur.
Et puis il y a la poésie. Ici elle est multiforme, tant dans l'inspiration que dans sa formulation en termes versifiés (ou pas d'ailleurs). Je n'ai pas souvenance d'avoir senti aussi fort le souffle lyrique d'
Aragon que dans ces vers de « Biersturbe Magie Allemande » mis en musique par
Léo Ferré :
Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
A quoi bon puisque c'est encor
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j'ai cru trouver un pays
Ou cet hymne à
Elsa dans « Prose du bonheur et d'
Elsa » mis en musique cette fois par
Jean Ferrat :
J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu'il fait beau à midi qu'un ciel peut être bleu
Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne
Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux
Tu m'as pris par la main comme un amant heureux
Ou ce chant de résistance (de Résistance, peut-on dire) « Strophes pour se souvenir » inspiré par la douloureuse destinée du groupe Manouchian exécuté en 1944 :
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient La France en s'abattant
Poésie d'amour et poésie de combat, tout
Aragon est dans ces vers. «
le roman inachevé » est bien le tableau d'une vie faite de joies et de peines, de passions et de haines, de ciels bleus et d'orages… Et de musique aussi : la musicalité des vers d'
Aragon ne pouvait qu'inspirer d'autres poètes comme
Léo Ferré et
Jean Ferrat qui puisèrent dans ce recueil
Pour le premier :
La guerre et ce qui s'en suivit : Tu n'en reviendras pas
Bierstube Lague allemande ; Est-ce ainsi que les hommes vivent
Après l'amour : L'étrangère
Je chante pour passer le temps : Je chante pour passer le temps
L'amour qui n'est pas un mot :
Elsa mon amour ma jeunesse
Il n'aurait fallu : il n'aurait fallu
C'est un sale métier que de devoir sans fin… : le fourreurs
Strophes pour se souvenir : l'Affiche rouge
Pour le second :
Prose du bonheur et d'
Elsa : Que serais-je sans toi ?
Ecoutez
Aragon mis en musique par Ferré ou Ferrat, vous ne pourrez pas dire autre chose que : « Que c'est beau ! », si la perfection existe quelque part, c'est peut-être par ici qu'il faut la chercher : la beauté de la poésie et la beauté de la musique conjuguées à l'infini pour notre plus grand plaisir…
Je cite Ferrat et Ferré parce qu'ils sont à la fois les plus talentueux et les plus connus mais il faudrait citer beaucoup d'autres musiciens, compositeurs et interprètes qui ont célébré chacun à leur manière
Aragon et sa poésie :
Georges Brassens, Lino Leonardi, Hélène Martin, Colette Magny, pour les compositeurs (j'en oublie certainement, notamment les plus récents) et bien entendu
Yves Montand, Catherine Sauvage, Isabelle Aubret, Marc Ogeret et tant d'autres parmi les interprètes merveilleux qui ont assuré une double éternité à ces
poèmes et à ces chansons…