Attention, chef-d'oeuvre! Alors que l'on connaissait davantage
Margaret Atwood pour ses récits d'anticipation, celui-là se situe dans une veine plutôt historique : en effet,
Captive est en grande partie adapté d'un fait-divers réel qui a défrayé la chronique canadienne du XIXème siècle. Les éléments exposés concernant le crime de Mr Kinnear et de Nancy Montgomery sont rigoureusement exacts et Maragret Atwood a opéré un véritable travail d'archiviste avant de se lancer dans l'écriture : témoignages de l'époque, presse, compte-rendus du tribunal... de ces différentes sources au contenu souvent antinomique (il faut dire que la question de la culpabilité de Grace avait soulevé des avis mitigés), l'auteure tire des citations qui introduisent chaque nouveau chapitre, citations complétées d'extraits de poésie d'
Emily Dickinson,
Edgard Poe ou Nathaniel Hawthorn, dont les vers semblent soudain avoir été écrit pour Grace. Plus encore, ils apportent dès lors souvent un nouvel éclairage ou tendent à faire tirer des conclusions ambivalentes quant à l'innocence ou culpabilité de la jeune femme. Nous voilà tombés dans les filets de Margaret Atwood... et de Grace elle-même.
Alternant entre une narration à la première personne par Grace et une narration du point de vue du médecin qui la questionne sans relâche, l'auteure se joue du lecteur, lequel se retrouve malgré lui dans la même position que Simon Jordan : Nous souhaitons tout connaître de Grace, en essayant de nous convaincre que la question de sa culpabilité importe peu, que seuls son esprit et sa mémoire nous occupent. Et pourtant, très vite, nous tombons sous son charme. Nos convictions s'ébranlent. Nous souhaitons intimement qu'elle soit innocente. Nous devenons ni plus ni moins que la mise en abyme du Dr Jordan.
le style et l'immersion narrative sont pour beaucoup dans cet effet : il faut applaudir le talent de M.Atwood (et de sa traductrice!) qui parvient à recréer autant de plumes que de personnages, en particulier celle par laquelle Grace s'exprime, qui évoque sincèrement la voix d'une domestique dont le vocabulaire se serait enrichi du contact d'employeurs d'une classe sociale plus élevée, sans se départir des tournures et de la syntaxe propres à un milieu plus modeste (une écriture similaire et toute aussi admirable avait été constatée dans le
Mary Reilly de
Valérie Martin). Cette plume particulièrement riche apporte un réalisme troublant et donne tout son corps à l'histoire.
A travers cette voix à la fois simple et profonde, Grace pose un regard sur la société qui, derrière un ton qu'on imagine sage et inoffensif, s'avère tranchant et particulièrement perspicace, parfois plein d'ironie. La presse s'évertue à interpréter le message féministe du roman parce qu'il correspond à une mouvance actuelle et qu'il le rapproche ainsi de
la servante écarlate, mais en réalité,
Captive évoque de nombreux autres sujets. A travers ce personnage de vraie fausse criminelle qui a fasciné des foules entières, son histoire, et
L Histoire en général, le filtre que
Margaret Atwood vient superposer en tant qu'auteure aiguille le questionnement dans d'autres directions et veut bousculer certaines de nos représentations : la fascination malsaine que provoque le fait divers, la condition de la femme, certes, mais celle aussi de la domestique et de la prisonnière, de même que l'assimilation entre étranger et criminel, ces raccourcis si faciles à nos esprits étroits. Qu'est-ce qui fait, ou qui est-ce qui fait de nous un meurtrier, une meurtrière, un innocent, ou un fou? En quoi cette mise en boite vient-elle rassurer la foule hurlante? M.Atwood nous tend un miroir où se reflètent les travers d'une société vaine et hypocrite...
En bref : Un récit qui puise sa source historique dans un fait divers sanglant du XIXème siècle pour mieux se jouer de nos convictions en posant un regard révélateur sur la société. Nous devenons les victimes volontaires de Grace qui, innocente ou manipulatrice, a tout compris d'un monde qui nous a dévoré, et nous balade entre fiction historique et enseignement philosophique à demi-dissimulé. Une pépite qui nous habite encore longtemps après avoir refermé l'ouvrage...
Lien :
https://books-tea-pie.blogsp..