- Dans la famille Bennett, je demande la fille.
- Ah, laquelle ? Mr et Mrs Bennett ont cinq filles.
- Se ressemblent-elles ou bien sont-elles différentes ?
- Laquelle ? me demande-t-elle d'un air ironique. Laquelle souhaitez-vous rencontrer ? La plus belle ? La plus jeune ? La plus intelligente ? La plus rebelle ? La plus orgueilleuse ? Elles sont cinq soeurs et aussi différentes l'une de l'autre que le sont les fleurs d'une même variété dans un jardin anglais.
Je lui réponds que je veux toutes les rencontrer...
Elle me sourit d'un sourire que je n'oublierai jamais. Elle me répond : alors, je vous invite à entrer dans ce roman que j'ai écrit il y a si longtemps maintenant.
Orgueil et Préjugés. Je suis sûre que vous l'aimerez...
- Merci Jane. Je vais suivre votre conseil...
Nous sommes dans le nord de l'Angleterre, précisément à Longbourn, petit bourg du Hertfordshire, sous le règne du roi George III. Mrs Bennet est déterminée à marier ses cinq filles afin d'assurer leur avenir. Son existence se nourrit de quelques potins des alentours et c'est ainsi qu'elle apprend qu'un riche jeune homme, Mr Bingley, vient de louer Netherfield, le domaine voisin... Elle presse Mr Bennet de s'y rendre afin d'établir le contact et plus, si affinités... Celui-ci accueille avec moquerie la proposition...
Comme elles sont exquises ces premières pages ! J'ai apprécié cette ironie jubilatoire dans la description de ce personnage bête qu'est Mrs Bennett et de sa relation avec Mr Bennett, faussement détaché dans son flegme anglais et qui, dès que Mrs Bennet aura le dos tourné, s'empressera de s'enquérir de ce Mr Bingley. Il pense lui aussi à ses filles, sachant qu'il a plus un faible pour l'une d'entre elles, cette fameuse Elizabeth...
Mr Bingley a un ami qui s'appelle Mr Darcy. Ce dernier est un jeune homme immensément riche, propriétaire d'un grand domaine dans le Derbyshire, mais très dédaigneux et méprisant envers la société locale.
Les filles Bennet sont au nombre de cinq qui cherchent en effet toutes à se marier, ou plutôt Mrs Bennett, leur mère, cherche à les marier...
Tout est presque là déjà dans ces premières pages. Tout est là avec le contexte social de l'époque, dans cette Angleterre de la fin du XVIIIème siècle, la condition des femmes aussi qui n'ont pas d'autres choix que de se marier pour vivre l'amour à ciel ouvert, mais se marier pour une femme, c'est disposer d'une dot. La préoccupation des Bennett est légitime, s'ils ont cinq filles, c'est qu'ils ont tenté frénétiquement d'avoir un fils, seule manière de protéger l'héritage de leurs biens, leur terre, leur demeure. Je n'ose pas imaginer Mrs Bennett dans des positions frénétiques... Dans cette Angleterre cousue de fils blancs où les lois sont mal faites pour les femmes, ce ne seront pas les filles qui hériteront mais ce neveu lointain, qui se réveille soudainement, devenu pasteur, se rappelle qu'il a un bien qui lui pend au nez du côté de Longbourn, il semble aussi fin d'esprit que sa tante, Mrs Bennett... Cela dit, le bougre est célibataire, tout est bon pour préserver le bien familial et assurer l'avenir d'au moins une des filles...
Ces premières pages pourraient figurer à elles seules une jolie nouvelle, mais le roman s'étend sur près de quatre cents pages pour notre plus grand bonheur, car on ne s'ennuie jamais dans le monde que dépeint
Jane Austen avec romantisme et esprit caustique...
Quatre cents pages pour déployer des personnages qui se cherchent, se méconnaissent, espèrent, écoutent de mauvais conseils, posent de mauvais jugements, n'en font qu'à leur tête, s'égarent, se retrouvent plus tard à travers les méandres d'un récit à la trame sociale qui parle de séduction et d'amour... Il est vrai que s'il n'y avait pas eu quelques malentendus dès le départ, l'affaire aurait été bâchée en quelques pages...
L'orgueil des uns et les préjugés des autres... J'adore ce titre et la version anglaise du titre est un vrai délice : pride and prejudice... Je me délecte de prononcer ces mots...
Jane Austen semble avoir considéré ici que l'orgueil était du côté masculin et les préjugés du côté féminin. Je revendique que l'orgueil peut être féminin et que les préjugés peuvent être masculins. D'ailleurs le reste de l'histoire semble prendre cette tournure...
L'orgueil, les préjugés, ainsi que les normes imposées par le système de classes sociales et l'argent, tels que dénoncés ici par
Jane Austen, seraient-ils de véritables obstacles à l'amour, ou au contraire, n'est-ce pas ce qui intensifie le désir et permet aux protagonistes de se découvrir, apprendre à se connaître, se reconnaître à travers le conflit et les confrontations ?
Dans le premier regard, il y a déjà une première impression organique, qui détermine tout ce qui sera, d'une histoire d'amour ou d'amitié.
Le carcan social vient se poser juste après, quelques secondes après ce premier regard, les premiers mots, les premiers battements de coeur...
- Dans la famille Bennet, je voudrais la soeur la plus rebelle de cette histoire.
- Elle s'appelle Elizabeth. C'est la cadette, juste après l'ainée qui s'appelle Jane.
- Elle s'appelle Jane, comme vous.
- Oui mais Elizabeth me ressemble davantage. J'ai mis dans ce personnage ce que je ressens dans ma vie, ce que je ressens du monde, de son injustice à l'égard de la condition des femmes. J'ai voulu en faire une rebelle comme moi, contre la certitude d'un monde fait pour les hommes.
- Vous avez réussi cela magnifiquement. C'est mon personnage préféré.
On pourrait penser que le nerf de la guerre dans ce roman n'est pas l‘amour, n'est pas l'honneur, qu'il est l'argent. Il n'en est rien.
Orgueil et préjugés est bien un roman d'amour, même si au passage il dresse une satire terrible de l'aristocratie anglaise et de certains codes sociaux.
J'ai aimé ce personnage d'Elizabeth qui se dresse contre les préjugés, les siens d'abord, ceux des autres, ceux des hommes, des femmes de son temps, de son entourage. Son intelligence apporte forcément une dimension complexe dans la relation d'amour qui peut exister entre deux êtres de conditions sociales différentes en cette fin du XVIIIème siècle, période où l'homme domine par ses paroles et ses actes.
C'est son intelligence finalement qui rend compliqué les choses, transforme ce qui aurait pu être une nouvelle d'une vingtaine de pages en roman fulgurant de quatre cents pages.
Le personnage d'Elizabeth m'a fait jubiler dans ce chapitre exquis où elle se confronte avec la mère de celle qui prétend à l'amour de Darcy, une rivale d'Elizabeth. Elle oppose le rang social de cette dernière à celui d'Elizabeth dans une arrogance à vomir, mais la réplique d'Elizabeth est emplie d'une hauteur d'esprit et une sagesse qui forcent le respect et déstabilisent son interlocutrice...
Elle m'est apparue comme un des plus beaux personnages de la littérature universelle. Elle est irrésistible. Je la situe à la hauteur de Jane Eyre, Madame Bovary ou Anna Karénine. Elle aura un meilleur destin que les deux dernières dont j'étais tombé éperdument amoureux en vivant leurs récits.
Chapeau Elizabeth !
Elizabeth et Darcy sont opposés l'un à l'autre comme peuvent l'être le vent et la foudre.
Peut-on franchir tous les obstacles, les normes, l'orgueil et les préjugés, pour finalement se retrouver à la fin de l'histoire ?
Le principe du roman est de montrer comment les personnages vont dépasser leurs préjugés.
Ils vont dépasser leur orgueil parce que l'amour est quelque chose qui rend humble. Parce qu'on ne choisit pas l'amour, il vous tombe dessus. Et à partir de là, on est obligé de marcher avec, et d'ailleurs quand on s'aime, l'orgueil abat des palissades comme en plein vent d'Iroise.
Un beau jour, les orgueils et les préjugés de chacun des personnages volent en éclat et c'est sublime.
- Chère Jane, comme j'aime dans un roman quand les situations qu'on supposaient prévues d'avance volent en éclat. Mais j'ai une question indiscrète, l'amour qui prévaut ici entre Elizabeth et Darcy est-il inspiré d'un épisode de votre vie ? Vous n'êtes pas obligée de me répondre bien sûr.
Quand j'ai vu son visage rougir, j'ai alors regretté d'avoir posé cette question si indiscrète.
- Cher Bernard, je ne répondrai pas à cette question. Ceci est la part de mystère que j'emporte avec moi. Mais je n'emporte pas tout, la preuve, ce soir, cet échange...
Je n'oublierai pas son sourire taquin et chaleureux lorsqu'elle repart, me quitte peut-être à jamais...
Ou peut-être pas tout à fait à jamais...