Alors que notre époque commence, sur certains points, par sérieusement peser sur mon moral, quoi de mieux que de s'échapper avec délice au début du XIXe siècle pour y goûter, non pas une tranquillité humaine dans un monde parfait, mais de tumultueux sentiments ironiquement étalés, détaillés et décortiqués par l'irrésistible regard acéré de
Jane Austen ?
Les bontés de coeur côtoient les âmes calculatrices, le bon esprit se heurte au mauvais ton bien déplorable, la discrétion à l'exubérance, la droiture à l'inconstance… La liste est longue !
Le bonheur d'un héritage n'est pas toujours acquis même si, avec tous les bons soins prodigués et des coeurs aimants il aurait été juste que Mme Dashwood et ses filles puissent, financièrement, couler des jours heureux sur les terres du vieil oncle. Eh bien non, c'est finalement le frère John Dashwood, sa femme et leur fils, une bien jolie petite famille pas du tout partageuse, qui jouiront du domaine. C'est l'occasion d'attaquer ce délicieux roman avec le portrait bien loin d'être flatteur de la future maîtresse de Norland Park : un concentré d'égoïsme, des nerfs exacerbés à la moindre atteinte à sa bourse et des manipulations verbales mielleuses que son mari n'a aucun courage de démentir (Ah, la faiblesse des hommes !) Il en découle que doter ses soeurs qui ne sont d'ailleurs que des demi-soeurs serait une absurdité à laquelle il va échapper grâce à l'excellent coeur de sa chère femme. Celle-ci a cependant un petit intérêt, c'est celui d'avoir un frère M. Edward Ferrars qui paraît avoir pour Elinor, la fille aînée des Dashwwod, un attachement grandissant qui laisserait présager un beau mariage. Car il faut bien garder à l'esprit qu'avoir des filles à cette époque, et dans ce milieu plus ou moins rentier, fait tourner tous les projets vers la même finalité : leur assurer un beau mariage, les établir pour la vie de préférence avec un jeune homme bon sous tous rapports et pesant quelques milliers de livres de revenus. Mais les mères, qu'elles se placent d'un côté ou de l'autre d'une probable alliance, ne sont pas systématiquement en phase et lorsque l'une d'entre elles détient la fortune, les réticences peuvent se transformer en mépris et la valeur d'une jeune fille dépendra également, et majoritairement, de son nom et de sa position.
Sur ce, Mme Dashwwod s'exile avec ses filles dans le Devonshire où une chaumière, modiquement louée par un parent, présentera les attraits simples et consolants recherchés, du moins pour un temps. C'est l'occasion de faire la connaissance avec d'autres aspects plus ou moins adorables, ou horripilants, ou hypocrites de nouveaux caractères humains se donnant rendez-vous sur les collines de ce comté. Nous pousserons même jusqu'à Londres où ce beau monde va y traîner sa oisiveté les mois d'hiver.
La navigation dans les espoirs amoureux d'Elinor et de sa soeur Marianne nous fait louvoyer dans une mer plus ou moins agitée, présentant des écueils que l'on voit poindre à l'horizon mais qui n'en sont pas moins charmants, grisants et délicieusement distrayants.
Elinor, tempérée, prenant les sages décisions, sa raison primant sur l'emportement, n'en sera pas moins ravagée par ses sentiments et l'auteure a su merveilleusement exploiter cette retenue tout en montrant parfaitement le retentissement intérieur qu'elle peut ressentir face à ses désillusions amoureuses.
Marianne, l'animée et fougueuse Marianne, laisse exploser ses émotions, revendique comme vitale sa franchise. Son enthousiasme amoureux ne peut que se satisfaire d'une personne comme Willoughby, le beau, l'élégant, l'infatigable et jeune Willoughby. Les goûts littéraires, musicaux, artistiques doivent être à l'unisson. C'est ainsi que, face à ses impulsions romanesques, elle ne verra chez le colonel Brandon que « l'air si grave, si sérieux, et qui sent déjà les infirmités de la vieillesse » à trente-cinq ans !
Jane Austen a un talent extraordinaire pour exposer les douleurs intérieures, les souffrances déchirantes de l'amour, les agitations des sentiments. Elle déploie également ici une douce moquerie des petits anges, enfants gâtés décrits comme de véritables petits démons. Les portraits de tous sont poussés avec brillance sans aucune lassitude. Ils sont tantôt élogieux, voire dithyrambiques, tantôt mortifiants et affreusement négatifs. Ils sont à l'image de cette société pleine d'esprits étroits et dédaigneux mais aussi de bonté teintée parfois de naïveté. Les fortunes des uns et des autres achètent leur place dans ce milieu sectaire où il est bien difficile de se faufiler, même par amour ou peut-être surtout par amour.
Les espoirs cachent de cruelles déceptions. Il faut se méfier des fausses amitiés et ne pas juger trop vite certains merveilleux traits de caractère. Un savant mélange de raison et de sentiments arrivera-t-il à caser les soeurs Dashwood ?
Loin de nous et de notre époque, je n'avais qu'une envie, me délecter de ce monde si artistiquement, psychologiquement et humoristiquement mis en scène et, par delà les années, j'en remercie infiniment
Jane Austen !