J'aime toujours revenir à
Balzac. Il est, comme
Zola, une de mes valeurs sûres en matière de . J'ai lu souvent comme
Balzac était moqué pour ses descriptions inutiles de précision. C'est assez infondé. du moins, largement exagéré. Bien sûr, ça lui est arrivé, mais le réduire à ces quelques descriptions scrupuleuses est ne point le connaître, le mal juger, ne l'avoir qu'effleuré, n'avoir lu qu'un seul roman (
le père Goriot probablement) ou uniquement des extraits. Non,
Balzac n'est pas ce compteur de pouces d'une circonférence de cheville.
Balzac est un maître, un artiste.
«
La Rabouilleuse » raconte l'histoire d'une famille. Et plus particulièrement d'une mère, veuve, et de ses deux fils. L'aîné, Philippe, qui, selon elle, ressemble à son père, et Joseph, le second, qui est artiste et qu'elle aime moins, pour son tempérament calme et ses penchants artistiques.
Philippe, l'aîné suit les traces de son père (lequel s'est tué au travail sous les ordres de Napoléon), en s'engageant dans l'armée de l'empereur. Seulement, quand ce dernier est envoyé à Sainte-Hélène, Philippe refuse de servir le roi et se vautre dans l'alcool et le jeu. Bientôt, il fait des dettes et vole jusqu'à ruiner sa mère.
Celle-ci, dépouillée par son fils et auparavant déshéritée par son père, n'a plus d'autre choix que d'aller trouver son frère aîné, vieux garçon idiot, qu'elle n'a pas revu depuis des décennies, dans une petite ville de province, Issoudun, pour tenter de récupérer une part de l'héritage. Mais ce frère vit avec «
la rabouilleuse », une beauté manipulatrice dont il est fou amoureux, et qui, elle, convoite l'héritage au profit de son amant, lui aussi ancien soldat de l'empereur.
Si
la Rabouilleuse et son amant arrivent à faire fuir la mère et le fils cadet, ils trouveront plus fort qu'eux en la personne de Philippe, le fils aîné.
Ce roman montre d'abord l'amour aveugle d'une mère pour un fils qu'elle idéalise, parce qu'il ressemble en loin à son père. Philippe boit, vole, ment, joue, et elle lui trouve toujours de naïves excuses, et se contente de ses explications bêtes. Agathe est aveuglée et protège son fils jusqu'à l'absurde, se laissant dépouiller et lui donnant encore de quoi manger. Non par pitié, mais par un amour irraisonné.
C'est aussi l'histoire de deux frères que tout oppose. L'un soldat sans morale, préféré de la mère même lorsqu'il déchoit, de l'autre artiste travailleur et au tempérament doux, bien moins aimé mais qui soutiendra sa mère sans faille. Joseph est décevant quand il est question de sa mère. C'est un mou. Il est le gentil, trop gentil fils dévoué, qui perd de sa personnalité face à la figure maternelle. Ce fils moins aimé cherchera toujours à aider sa mère, à la chérir, à la protéger jusqu'à la mort, sans ne jamais exprimer la moindre révolte, ni ne jamais entreprendre de lui ouvrir les yeux sur son frère.
D'ailleurs, à travers Joseph, c'est également la vocation artistique qui est dépeinte. La volonté, jeune, de travailler durement et contre l'avis de sa mère, à son art pour y exceller. J'ai aimé le discours du professeur, quand Joseph, âgé de treize ans, veut être artiste et se rend à des leçons de peinture en cachette. Sa mère veut faire de lui un employé de l'administration, avec l'espoir qu'il devienne... chef de bureau! Elle va donc se plaindre et exiger que l'on n'accueille plus son fils aux leçons. Et la réponse du professeur est magnifique, emplie de mépris pour les imbéciles qui n'aspirent qu'à réussir dans un milieu qui n'est rien, dans la médiocrité d'une fonction ennuyeuse. Joseph est un personnage intéressant, qui ne vit que pour son art (et pour sa mère, comme par une obligation morale). Son regard sur les gens est moqueur, il dissimule mal un mépris pour ceux qui ne savent pas créer. Il fait l'effet aux autres d'une sorte d'étrangeté, et suscite la crainte et la méfiance à la manière des génies.
Quant à Philippe, l'aîné, immoral, sa conduite ne sera faite que de froids calculs et ne sera guidée que par son égoïsme, allant jusqu'à renier sa famille et laisser mourir sa mère seule et miséreuse. Néanmoins, il triomphe à un moment. Philippe, l'ancien militaire déchu devenu voyou deviendra conte par ruse. Cet homme empli de puissance et libéré de toute morale aura un destin digne des plus grands hommes. J'ai aimé cette phrase de lui, qui le résume parfaitement : « Mon fils souhaitera ma mort, je m'y attends bien, ou il ne sera pas mon fils ».
Si un tiers du roman se déroule à
Paris, les personnages se retrouvent pour les deux autres tiers dans un village de province, Issoudin, que
Balzac décrit finement: un village engourdi, renfermé sur lui-même, éloigné des préoccupations
parisiennes. C'est à la fois pittoresque et très réaliste, ce contraste entre
Paris et ce village où rien d'important ne se produit jamais, de sorte que les moindres cancans occupent les gens autant que des faits importants.
Enfin, ce roman est une peinture, en fond, d'une période historique très trouble. Napoléon est exilé, au grand dam de ses anciens soldats, et les Bourbons ont repris le pouvoir. On sait comme
Balzac était fervent royaliste, tandis que son narrateur décrit le sort des soldats déchus de l'empereur. Ces soldats deviennent tous alcooliques, paresseux, voleurs, tricheurs, immoraux, et je ne peux m'empêcher de songer à une cruelle subjectivité de sa part, ou à une revanche avec la plume.
Flore,
la rabouilleuse, est fine manipulatrice. Elle simule la bouderie, la colère, et redevient douce et caressante dès qu'elle a obtenu. Et
Balzac précise qu'elle n'est pas plus épouvantable qu'une autre, qu'elle joue seulement le jeu de toutes les femmes, à tous les rangs sociaux, quand elles ont saisi le pouvoir. La duchesse, comme la bourgeoise, comme la paysanne usent de ce froid dédain caractéristique de la femme en colère, comme elle utilise la moquerie spirituelle et l'amère plaisanterie cassante, ou encore la plainte hypocrite, créant ainsi de fausses querelles, moyens légitimés par leurs fins. Voilà comment il voit la femme, et je ne peux nier. Car sa Rabouilleuse « est » la femme. Capricieuse, capable à la fois des plus grande cajoleries comme de toutes les turpitudes pour sauver sa peau ou s'enrichir, mais aussi l'amoureuse, qui a besoin d'un maître à admirer et à servir, et enfin la domptée, qui trouve plus fort qu'elle au jeu des manipulations et se soumet presque naturellement.
Le roman est dense, avec beaucoup de personnages et plusieurs intrigues en parallèle autour de cette affaire principale d'héritage familial.
On retrouve l'humour raffiné
De Balzac. Des mots d'esprit excellents et subtils, très drôles, et un talent de psychologue et d'observateur de son contemporain. Je reconnais cependant que
Balzac peut être impatientant quand il installe son contexte. Il prend du temps à situer historiquement l'intrigue, à raconter la saga familiale antérieure aux événements.
La rabouilleuse elle-même fait son apparition seulement après un tiers du roman. N'importe, c'est par soucis de clarté et de précision, et c'est si bien écrit que ces longueurs se dégustent.
Je retiens également le récit d'un duel au sabre entre les deux anciens soldats qui se disputent l'héritage, extrêmement bien écrit, avec la minutie et le soin nécessaires à ces récits bien particuliers que sont les duels.
Un bémol, cependant, quant à la fin. Même si le dénouement compte beaucoup de morts, il ressemble à une sorte de « Happy end » en faveur du frère cadet, l'artiste sage et maudit, comme si la morale et l'innocence devaient triompher. D'ailleurs, les femmes, sur leur lit de mort, se repentissent de leurs fautes morales, craignant le jugement divin.
Balzac laisse ainsi planer le doute quant à une justice divine, punissant la mère peu aimante, la femme perfide et l'homme immoral. C'est dommage.
Néanmoins, cela reste un bon roman. Chaque personnage a une profondeur et est sondé et décrit par un fin psychologue. L'intrigue est alimentée de luttes et d'affrontements vils et déloyaux entre des individus calculateurs et aux tempéraments égoïstes et intéressés.