La seule personne qui m'ait vraiment enseigné quelque chose, un vieux bonhomme qui s'appelait Darell, disait toujours qu'il y a trois sortes d'hommes : ceux qui vivent devant la mer, ceux qui vont sur la mer, et ceux qui réussissent à en revenir, de la mer, vivants. Et il disait : Tu seras surpris de voir lesquels sont les plus heureux.
- Bartleboom...
- Oui?
- Demandez-moi pourquoi je suis ici. Moi.
Silence. Embarras.
- Je ne vous l'ai pas demandé, n'est-ce pas?
- Demandez-le-moi, maintenant.
- Pourquoi êtes-vous ici, madame Devéria?
- Pour guérir.
Autre embarras, autre silence. Bartleboom prend la tasse, la porte à ses lèvres. Vide. Bien. Il la repose.
- Guérir de quoi?
- C'est une maladie étrange. Adultère.
- Pardon?
- Adultère, Bartleboom. J'ai trompé mon mari. Et mon mari pense que le climat de la mer assoupit les passions, et que la vue de la mer stimule le sens moral, et que la solitude de la mer m'amènera à oublier mon amant.
- Vraiment?
- Vraiment quoi?
- Vraiment vous avez trompé votre mari?
- Oui.
- Encore un peu de thé?
- Vous devez être Bartleboom.
Bartleboom, à dire vrai, attendait une vague. Ou quelque chose de ce genre. Il leva les yeux et vit une femme, enveloppée dans un élégant manteau violet.
- Bartleboom, oui... professeur Ismaël Bartleboom.
- Vous avez perdu quelque chose?
Bartleboom se rendit compte qu'il était resté penché en avant, toujours figé dans le scientifique profil de l'instrument d'optique en quoi il s'était transmué. Il se redressa avec tout le naturel dont il fut capable. C'est-à-dire bien peu.
- Non. Je suis en train de travailler.
- Travailler?
- Oui, je fais... je fais des recherches, voyez-vous, des recherches...
- Vous aviez des mauvais souvenirs, docteur. Et les mauvais souvenirs, ça gâche l'existence.
- C'est une mauvaise existence, Marie, qui gâche les souvenirs.
- Quelquefois je me demande ce que nous sommes en train d'attendre.
Silence.
- Qu'il soit trop tard, madame.
Tu sais ce qui est beau, ici ? Regarde : on marche, on laisse toutes ces traces sur le sable, et elles restent là, précises, bien en ligne. Mais demain tu te lèveras, tu regarderas cette grande plage et il n'y aura plus rien, plus une trace, plus aucun signe, rien. La mer efface, la nuit. La marée recouvre. Comme si personne n'était jamais passé. Comme si nous n'avions jamais existé. S'il y a, dans le monde, un endroit où tu peux penser que tu n'es rien, cet endroit, c'est ici. Ce n'est plus la terre, et ce n'est pas encore la mer. Ce n'est pas une vie fausse, et ce n'est pas une vie vraie. C'est du temps. Du temps qui passe. Rien d’autre.
La nature a une perfection à elle, surprenante, et qui résulte d'une addition de limites. La nature est parfaite parce qu'elle n'est pas infinie.
Je voulais dire que la vie, je la veux, je ferai n'importe quoi pour l'avoir, toute la vie possible, même si je deviens folle, peu importe, je deviendrai folle tant pis mais la vie je ne veux pas la rater, je la veux, vraiment, même si ça devait faire mal à en murir c'est vivre que je veux.
Il dit qu'écrire à quelqu'un est la seule manière de l'attendre sans se faire de mal.
C'est une belle manière de se perdre, que se perdre dans les bras l'un de l'autre.