Il y a une difficulté à analyser ce qu'on a pu lire. le récit n'est pas linéaire mais stellaire. Il part d'un point central pour rayonner dans des directions biographiques. Mais le voyage a bien eu lieu et le dépaysement surtout. Peu de références chronologiques ou géographiques. Un lieu entre passé et présent. Quelque chose comme un 19ème siècle de conte, peu défini et perdu dans une brume délocalisante.
Une pension de bord de mer, sur le ras-bord de la terre, habitée par des enfants étranges. Dira qui tient la réception et la liste des pensionnaires. Dol, le nocher. Dood qui lit dans les rêves des hôtes et de Bartleboom en particulier. Ditz qui souffle des rêves choisis aux dormeurs et une petite fille nue et sans nom qui se cache sous les draps.
Ils y veillent sur des résidents apesantis, certains cachés au fond de leurs vies en cale sèche ou courant après un objet d'étude improbable et dérisoire.
La pension Almayer.
Un nom de maladie que l'on n'aurait pas encore découverte mais aux symptômes bien réels. Un souvenir d'une folie de
Joseph Conrad.
Tous les occupants du lieu ou presque ont une relation particulière à la mer. Elle les révèle, comme une potion salée versée dans un tube à essai. Précipités.
Sa présence constante, sa rumeur continuelle, la vue imprenable que l'on en a depuis certaines chambres de l'établissement en font le centre autour duquel tous, hommes et femmes, déploient ou replient leurs existences.
L'
océan mer. L'immense grandeur face à laquelle l'homme se sent remis en cause. Comme une colossale question hurlée par la nature et les éléments, une mise au défi : où vas-tu ? Pourquoi ? N'es-tu pas en train de te perdre ? Ton but n'est-il pas vain face à mon étendue ?
Au fur et à mesure du récit, on en vient à ne plus savoir où tout cela peut bien aller. Cet hôtel et ses sept chambres existent-t-ils ou n'est-ce qu'une allégorie, une fable, boîte à bijoux qui renferme des histoires précieuses ?
Casse typographique où l'écrivain range ses caractères dans des chambres closes, les rassemble pour mieux les conter ?
Bateau en panne ? Personnages qui attendent que leurs destins viennent les chercher, hantés par la mer et son insolence, sa cruauté belle ?
La poésie est le liant de tout cela. Il faut accepter que tout ne puisse pas s'expliquer. Afin de goûter les perles fines et irrégulières que nous pouvons ramasser au détour de ces pages, disséminées par Baricco Barocco. Et avant tout, ces personnages et leurs poésies qui se confondent souvent avec leurs failles.
Plasson, ce peintre immobile sur cette plage. Chevalet, palette et couleurs. Gardien immobile qui se bat jusqu'à la marée montante contre un paysage impossible. Par où commencer une toile représentant la mer ? Pour un portrait, débuter par les yeux permet d'ancrer le reste du visage. Mais là ? Où sont les yeux de la mer qui permettront d'arrêter la suite de la composition ? Comment peindre ce qui change constamment, monte et descend, se brise et se radoucit arborant mille couleurs ? Comment peindre cela, à partir d'où, quel instant immortaliser ? Plasson se mesure aux flots, chaque jour et se laisse immerger jusqu'au coeur. En silence. Comme pour se punir de son échec quotidien. Sauvé par Dol et sa barque. Chaque soir.
Bartlebooth et son "Encyclopédie sur les limites" qui s'épuise à trouver l'instant t où la vague et donc la mer s'arrêtent. le moment qui voit la course en avant se suspendre avant qu'elle ne régresse et retourne à la matrice liquide. Seul, à la nuit tombée, il écrit des lettres à une destinataire à venir. Encore inconnue de lui et sans adresse.
Elisewin, princesse de Carewall (muraille- soin) envoyée là par son baron de père à contrecoeur et sur avis médical. On espère la soigner d'un coeur de cristal trop fragile grâce à l'énergie bienfaisante des bains de mer. Pari risqué. Guérir ou mourir.
Le Père Pluche, homme d'église farfelu qui accompagne Elisewin parle plus vite qu'il ne pense et écrit des prières incessantes qu'il ne prononcera jamais.
Madame Devéria et sa mélancolie amoureuse envoyée là par un mari jaloux pour soigner ses penchants adultères grâce à l'océan moralisateur.
Ce qui m'a emporté bel et bien c'est la seconde partie "le ventre de la mer" qui va permettre de relier certains récits qui se tissent depuis le début entre quelques personnages. C'est l'expérience à peine dissimulée du "radeau de la Méduse" ici raconté à hauteur d'hommes. Une boucherie, un crime contre l'humain sur quelques mètres carrés de mâts mal ficelés les uns aux autres. Presqu'épave qui coule à demi, piégeant les hommes dans ses interstices, les noyant petit à petit.
La mer qui rend fou les hommes. Les accule à devenir des monstres. Qui, la nuit venue, prélève son butin de chair et les emporte au loin hurlant. Quand le jour, son sel brûle leurs blessures, les agrandit de ses doigts mouillés pour y semer le tourment et la douleur. C'est le monstre liquide qui dit la vérité humaine et animale.
Des hommes qui s'éliminent pour survivre et sont réduits à l'impensable.
C'est le tournant du livre. de la mer que l'on voit de la rive, que l'on pense, que l'on peint, que l'on envisage, au sec et à l'abri de sa colère on passe aux flots sur lesquels on dérive. La mer océane et brutale dont on revient avec un regard d'égaré. La mer où l'on perd quelque chose pour ne trouver que le drame et le vrai. La réalité qui arrache les yeux et incendie de clarté. Et deux nouveaux protagonistes qui se sont trouvés là. Abandonnés et affrontés. Savigny et Adams-Thomas.
Ce livre a une forme arachnéenne dont le corps énorme et plein est ce second chapitre. Les pattes filiformes sont ces personnages que l'on découvre dans le premier. Puis la mer mélange tout cela dans son abdomen terrible et inéluctable et nous restitue la suite de leurs arcs narratifs qui se terminent dans le troisième chapitre.
J'ai été décontenancé dans les cinquante premières pages. M'attendant à un désastre. Puis, comme on rentre dans l'eau du premier bain de l'année avec précaution frileuse, je me suis senti bien et heureux. Peu à peu. Au jusant, seau et pelle, j'ai récupéré les belles idées que Barricco laissait pour nous.
La mer est une histoire qui ne s'arrête jamais d'être dite. Les vagues colportent ses récits à nos oreilles étrangères. Narratrices éternelles. Il faut des hommes pour les traduire ou les consigner comme l'amiral Langlais au nom si français qui est le personnage peut-être le plus proche du lecteur. A terre, dans son amirauté entourée de jardins, il répertorie tous les récits maritimes les plus fantastiques qui seraient arrivés sur les sept mers. Les classant méthodiquement par ordre de probabilité. Archiviste des océans et de ses mystères. Mon personnage préféré.
J'ai retrouvé quelquefois, notamment chez Plasson, ce que j'avais apprécié chez Audeguy et ses nuages.
Barrico a une vrai maîtrise formelle et un art sophistiqué du récit. Là où l'on pourrait voir du foutraque, ce n'est que technique subtile. Il faut de l'expérience pour faire voguer le lecteur sur un océan de sentiments sans le perdre ou l'ennuyer. Car cette mer est aussi le courant intime qui nous dirige tous. Cette force motrice d'émotions sur laquelle on essaie de garder le cap. de creux en crète. C'est ce qui rend peut-être ce texte si houleux à la lecture car tenant presqu'uniquement sur ses personnages et leurs trajectoires, leurs pelotes de vies, rendant l'édifice flottant et déroutant. Toujours instable. Dans le presque et le non fini.
Baricco use et abuse de la parataxe et des tirets d'incise, coupant le flux de ses phrases, comme un avis du narrateur glissé là. Récif qui brise la lame. Les dialogues sont quelquefois durs à suivre. On ne sait plus qui parle quand ce n'est pas un interlocuteur qui disparaît complètement. On doit alors recréer ses tirades sur la foi des réponses du seul personnage que Baricco nous laisse lire. Une stéréo en mono. Cela pousse à la concentration. Je dirais presque à l'écoute sinon c'est la noyade et l'on quitte la berge du recit pour ressortir et se sécher. Quelques ellipses temporelles aussi, comme des avances rapides.
Certaines périodes très longues débutent sur un grand retrait et se terminent en tiers de ligne. de manière répétée comme lorsqu'il est question des "bains à la lame". Trouvaille formelle. Miroir aux vagues. Phrase de sac et ressac de même que les anaphores qui miment leur incessant va-et-vient. Eternel retour.
Reste ces deux sons dits-soufflés à l'infini. Vague s'élevant puis, se brisant dans le silence :
Oceano mare. Oceano mare. Oceano mare. Oceano mare. Oceano mare. Oceano mare. Oceano mare. Oceano mare. Oceano mare.
Oceano.
Mare.