Balzac, dès le premier mouvement de son esprit, se heurte à l'expérience de l'angoisse, d'une angoisse qui, à vrai dire, ne s'est jamais apaisée tout à fait, chez lui, sinon dans les heures exaltées de la création romanesque. Le réel lui inspire d'abord étonnement et frayeur. Il est hanté de questions, de pressantes interrogations sur le temps destructeur, sur l'usure de la vie, sur les abîmes, toujours ouverts devant lui, de la mort et de la démence. L'existence humaine, la nature ambiante, la société, la courbe de chaque destin, l'aventure courue par chaque esprit, tout lui paraît traversé, habité, gouverné par des influences dont il ignore si elles sont divines ou démoniaques, mais dont il sait au moins qu'elles ont un caractère surnaturel. Rien ne demeure immobile sous son regard, rien n'est une fois pour toutes à sa place. Dès qu'il se livre à sa perception immédiate et qu'il écarte de lui les béquilles de la tradition et de la culture intellectuelle, Balzac perçoit le monde extérieur et la vie intérieure comme une immense réalité mouvante, emportée par la course du temps, brassée par les conflits incompréhensibles de forces obscures. Mais il n'est pas ainsi fait qu'il puisse accepter avec détachement ce spectacle d'universelle fluidité et d'écoulement sans fin. Il est aussi affamé d'absolu qu'il est enclin à percevoir partout un dynamisme infini et insaisissable. Baignant dans la matière agitée du devenir temporel, y baignant même avec une puissante joie, il est possédé du désir de l'éternité, du besoin de saisir une vérité immuable.
Les créatures de Balzac sont telles que les gens que nous côtoyons dans la rue, et leur vérité, sur ce plan-là, est assez forte pour que l'on puisse, si l'on a l'esprit ainsi fait, ne rien deviner en elles qui appartienne au mystère. Pourtant, elles y plongent toutes leurs racines, elles y dirigent leurs veux et leurs pas, leur destinée est une destinée parce qu'elle a ses origines dans l'inconnu, et ses fins dans l'inconnu, et ses étapes soumises à la loi de l'inconnu. Ces créatures peuvent être aveugles, ─ aussi aveugles que beaucoup de lecteurs de Balzac, ─ ignorer, comme elles ignorent presque toutes, les puissances surnaturelles qui les mènent ou avec lesquelles elles ont à lutter; elles peuvent croire à des hasards quand il s'agit de signes, ne voir que des buts limités là où elles-mêmes désirent obscurément trouver la béatitude infinie; elles confondent avec de pauvres désirs matériels l'élan qui les jette à la possession de l'absolu ou à la connaissance illimitée.