Les valises, jaunes, déjà iconiques avec cet oeil bleu unique et inquisiteur, entrent dans la maison. Prêts à être filmés sans interruption, les candidats inaugurent alors la télévision du vingt-et-unième siècle. télé-réalité. L'oxymore comme genre télévisuel, et uniquement télévisuel. le grand n'importe quoi en prime time, à moins que ce ne soit la preuve véritable, enfin révélée au public et aux critiques, que la télévision est un art dans lequel la télé-réalité serait la performance ultime, le chef-d'oeuvre, la Joconde ou le David. Cinquième roman d'un
Aurélien Bellanger qui explore inlassablement les mythes techniques et fondateurs de notre plus contemporaine civilisation, téléréalité retrace, à travers le parcours d'une sorte de self-made-man à l'accent chantant, dépourvu de hargne mais point d'ambition, désarmant d'innocence, le grand et principal accomplissement de la télévision, synonyme autant d'argent et de gloire que d'abaissement moral définitif. Histoire d'un média, narration d'un moment sociologique et culturel, relation d'une success story dont est friande la télévision, le roman porte aussi une réflexion sur la télévision elle-même : simple outil du capitalisme ou art véritable qui génère des oeuvres et des génies ?
De son enfance banale, on ne saurait rien tirer, hormis, peut-être, qu'il n'avait guère accès aux programmes télévisés. Sébastien Bittereau, c'est le nom de ce personnage principal, abandonnait à ses heures quotidiennes de transport ainsi qu'à la géographie particulière du village de ses parents la possibilité de voir ce que la télévision des années soixante-dix et quatre-vingt proposait. Fils d'un artisan du bâtiment, Sébastien se découvre un certain don pour la comptabilité, et son monde rangé en classes, en comptes et en subdivisions de comptes. le seul atout de vivre dans cette lointaine Drôme est de croiser, sur leurs lieux de villégiatures, ceux que les magazines nomment allégrement, photos de couverture à l'appui, des vedettes. Montant à Paris, Sébastien découvre l'envers du décor, les montages comptables et financiers, l'ingrat labeur d'assistant. Établissant rapidement un réseau de présentateurs, de producteurs, de petites mais puissantes mains de l'ombre, Sébastien prend ses marques dans ce monde fait de gains financiers, de promesses d'une vie meilleure, de beaux décors devant les caméras et que l'on découvre faits de carton-pâte, d'épisodes de colères soudaines et exagérées, de moments de tendresse tempérés d'aigres trahisons. Épaulé par un animateur surdoué dans lequel on reconnaîtra aisément Arthur, Sébastien fait de ses programmes télévisés des trésors de nostalgie et de fausse intimité avec les stars, à travers notamment une émission dans laquelle on reconnaît, là aussi, les Enfants de la télé. Puis, au tournant des années 2000, la grande idée apparaît. Big Brother aux Pays-Bas propose la séquence télévisée ultime, la télévision totale, le voyeurisme confortable, la glorification du banal voire de l'ordurier. Ce sera Loft Story en France, premier essai d'un genre absolument nouveau qui se déclinera, dans les années à venir, en programmes adaptés à un public et à des chaînes avides d'observer, qui des candidats chanteurs, qui des célébrités en quête de nouveau souffle, qui des gardiens de secrets honteux ou invraisemblables. Rastignac contemporain qui conquiert la télévision française publique et privée, opportuniste mais point hargneux ni haineux, Sébastien Bittereau offre au lecteur comme à ses interlocuteurs - certains formidablement redoutables, voire rapace comme Patrick le Lay ou Silvio Berlusconi - un visage candide où ne transparaît pas sa capacité à lire le marché et les tendances, ni son audace lorsqu'il s'agit de prendre des risques. de fait, ce manque d'aspérités du personnage principal en fait le simple vecteur d'une narration qui, loin de l'épopée, tient plutôt de l'essai socio-historique. Même le côté golden boy – puisque arrive ce moment où le yacht devient l'achat obligé de Sébastien - s'efface derrière la façade rassurante, et pas du tout sulfureuse, du comptable de province qui triomphe à Paris. Là est l'un des traits du personnage, homme de l'ombre, invisible tel le marionnettiste sans qui le spectacle n'existerait pas. Quant à David, le bras droit de Sébastien, il n'apparaît pas plus en relief ; tout juste est-il décrit comme une sorte d'animateur génial, assez prudent dans ses choix quand Sébastien sait se montrer audacieux, très affable quand Sébastien est réservé. Si David doit beaucoup à Sébastien (c'est ce dernier qui le remet en selle après l'échec de sa dernière émission), sa présence est nécessaire à Sébastien, qu'il rassure. Ainsi
Aurélien Bellanger met-il en lumière un double personnage, producteur et animateur, dans l'ombre et sous les projecteurs, mais à coup sûr grand gagnant de cette période charnière du tournant des années quatre-vingt-dix et deux mille, lorsque la télévision, gardant les codes du vingtième siècle finissant, entrait peu à peu dans un vingt-et-unième plus individualiste que jamais.
Au-delà du parcours professionnel, jalonné de réussites, de ce Sébastien Bittereau où l'on reconnaîtrait aisément quelques-uns des parcours de divers producteurs réels,
Aurélien Bellanger pose la question de ce qu'est vraiment la télévision, et notamment à travers cet objet uniquement télévisuel qu'est la télé-réalité. La première tentation est de dire que la télévision est un pur objet commercial, un outil au service d'un capitalisme triomphant. Un vendeur de "temps de cerveau humain disponible", selon la célèbre phrase de Patrick le Lay, alors PDF de TF1 en 2004. Un objet qui, grâce aux images balancées aux yeux littéralement ébahis des téléspectateurs, lève toute défense chez ceux-ci pour offrir aux publicitaires désireux de tout vendre des consommateurs prêts à tout acheter. A travers ce prisme, la télévision devient presque un objet inique, un miroir aux alouettes qui dissimule, derrière la lumière des projecteurs, les appétits avides qui des constructeurs automobiles, qui des industriels des aspirateurs ou des machines à laver, qui des géants sucriers fabriquant bonbons et pâtes à mâcher. Sébastien, David et les autres ne sont alors que les facilitateurs de ces titans capitalistes ; en échange des jeux télévisés - où l'argent est distribué par liasses entières (ah ! les chèques gigantesques du Millionnaire ou les voitures flambant neuves du Bigdil) à de pauvres hères auxquels le spectateur et la spectatrices peuvent facilement s'identifier -, les voilà qui eux-mêmes deviennent millionnaires et tout-puissants. La télévision est un marché comme un autre, où la régulation n'est pas passée partout, permettant à de jeunes loups habiles de se hisser au sommet de la pyramide et de proposer, aux chaînes toujours volontaires pour se démarquer, des programmes toujours plus innovants.
Parmi ces programmes, la télé-réalité annonce un genre nouveau. de la réalité à distance, un spectacle du vrai : la télé-réalité ferait de la télévision, selon la thèse développée par
Aurélien Bellanger dans son roman, un objet artistique. Il établit ainsi un rapport entre la télévision du tournant des années 2000 et la peinture de la Renaissance. Que l'on glorifie Dieu ou des lecteurs DVD, il n'est jamais question de montrer la réalité de l'objet de glorification. Les artistes s'échinent à magnifier les atours de la grande idée plutôt qu'à la saisir à bras-le-corps. Partant, la télévision ne serait que l'art majeur du vingtième siècle, un art du divertissement, un art de l'illusion - les plateaux de télévision sont des chefs-d'oeuvre en ce sens -, un art qui, par essence, produit des artistes et des chefs-d'oeuvre. Génie, Sébastien en est un, lui qui sent à merveille tous les coups, et sait, avec brio, mener sa barque dans le microcosme féroce des sociétés de production et des chaînes qui n'hésitent pas, comme lors de la cérémonie des Sept d'Or, à afficher au grand jour leurs inimitiés. Sébastien est un génie qui sent que les années quatre-vingt-dix glorifient la nostalgie : il saura lui-même bâtir une émission, rappelant les Enfants de la télé, à partir de bribes d'émission que lui-même n'aura jamais vues en direct. La télévision, alors, se saisit d'un imaginaire commun tout en faisant des stars - de la télévision, du cinéma, de la musique - des femmes et des hommes comme les autres qui, de temps en temps, jettent sur leur passé un regard tendre. Pourtant, une émission telle que celle-ci, ou d'autre - ainsi le Bigdil, ou La chance aux chansons - n'est que l'adaptation télévisuelle de format hérités ou dédiés à d'autres arts (le théâtre, la musique). le chef-d'oeuvre, l'émission purement télévisuelle, exploitable uniquement sous ce format, sera la télé-réalité. La télévision, objet populaire par essence, est rendue aux téléspectateurs qui l'intègrent alors, en deviennent les héros. La star n'est plus l'animateur, mais ces anonymes que des passages à la piscine, une mauvaise prononciation ou des antagonismes marqués avec d'autres candidats rendront célèbres. La télé-réalité est le David télévisuel, une performance artistique de plusieurs semaines - quel artiste individuel saurait occuper le MoMA ou le centre Pompidou de la même manière, avec autant de naturel ? - qui dit tout de son époque.
Alors, la télévision, grâce à la réalité, peut devenir également un objet philosophique. La performance filmée sous toutes les coutures, visualisable à chaque instant de la journée grâce aux chaînes câblées payantes, raconte quelque chose de notre humanité, désireuse de se livrer toute entière (ainsi la pièce du confessionnal, dont la terminologie religieuse rappelle évidemment la maïeutique morale de l'Église catholique) et pourtant de se cacher du regard - ainsi la pièce secrète, permettant aux candidat(e)s d'échapper à l'oeil de la caméra. Voici venir l'époque de l'extimité, de cette volonté, chez les candidat(e)s, de mettre à nu certaines facettes de leurs personnalités en espérant que l'autre - l'autre candidat, l'animateur, le téléspectateur - saura lui donner une valeur. Il faudra, pour cela, passer par l'expérience du panoptique, cher à
Michel Foucault, cette mise en pratique du
Surveiller et punir, non pas à visée judiciaire ou sociale, mais à visée commerciale - c'est la télévision comme objet capitaliste - et esthétique - c'est la télévision comme objet artistique, comme vecteur de performance. On pourrait déplorer ce voyeurisme érigé au rang d'art, à cette place de production ultime et indépassable de l'objet télévisuel. Pourtant, la télé-réalité a ceci de génial - selon Bellanger - qu'elle accompagne parfaitement un changement civilisationnel. Avec la télé-réalité, la distance entre le téléspectateur et ce qu'il regarde s'efface. Oubliée, la position dominante du présentateur-vedette, costume brillant et cheveux coiffés à la perfection, qu'on regardait comme un être extraordinaire. le téléspectateur devient lui-même la vedette, son imperfection parle à celles et ceux qui votent pour ou contre lui, son incapacité à élever le débat en fait l'allié utile de celles et ceux que la moindre réflexion intellectuelle dépasse. le téléspectateur se regarde lui-même, et annonce une période - que nous connaissons actuellement - où chacun peut être la star d'une vidéo de format court, drôle ou humiliante, et parfois drôle parce qu'humiliante. Dans le roman, David s'inquiète auprès de Sébastien de ce qu'ils ont créé : une machine à imbéciles, un éloge de la médiocrité. Doit-on s'étonner de cette perspicacité ? En véritable artiste, David se montre là visionnaire.