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23.02.2021
Encore une fois. Je suis flou alors je renfloue un vieux billet disparu. Je le lui avais ecrit quand elle etait bebe. Elle a maintenant quatre ans et une petite soeur d'un mois. Je dois me preparer, etre en forme pour de nouvelles randonnees avec la nouvelle. Si elle me laisse du temps j'ecrirai de nouveaux billets. J'espere qu'elle (et vous aussi) sera comprehensive et conciliante…

NOCTURNO DE CHILE

Ma petite derniere etait une gueularde. Ses hurlements faisaient fremir les fondations de la maison. Je la sortais alors promener pour que l'air frais de la nuit et les tressautements sur les trottoirs cahotiques l'endorment. Je donnais aussi de la voix pour qu'elle se sente completement en securite. Ca allait de vieilles rengaines coquines du temps de ma mere (… la culpa la tiene Utrera / y el vagon de primera / y el vaiven del tren / y el vaiveeen del tren.) jusqu'a des ballades plus modernes, a ma sauce particuliere (… parslisay rosmary entaim / rimembermi touwan hulaivder / si ouanzouas etrou lovofmain.). Apres une longue randonnee on rentrait, calmes, le nez rouge, heureux = endormie!

Trente ans plus tard elle m'amene son hurlante a elle. Mais je n'ai plus la forme d'alors, les trottoirs sont moins cahotiques, et surtout beaucoup moins surs la nuit. Alors je chante intra muros, et quand elle est specialement longue a se detendre et mon repertoire ne suffit plus, je lui lis a haute voix mes livres du moment et de toujours. Elle aime ca. Elle aime ma voix, mon intonation, et elle apprecie les passages que je choisis pour elle. Elle en saisit le sens et la portee mieux que moi. Elle a souri a Nocturne du Chili. Qu'y a-t-il a sourire, ma petite fille? Qu'est ce que moi je n'ai pas compris dans cette histoire de decheance morale? Est-ce le rythme de l'ecriture de Bolano? L'alternance de longues et de courtes phrases? L'humour des histoires qu'il intercale dans la trame principale?

Je te souhaite de la chance, ma petite fille. Bolano nous a fait bien comprendre que la descente aux enfers est faite de millions de petites marches microscopiques. Il est tres difficile de se rendre compte qu'on a entame cette descente, et encore plus de savoir a quel niveau on se trouve. Je te souhaite que ton entourage te serve de boussole et non d'appat. Que tu aies la chance de pouvoir discerner les differentes teintes de gris. Que tu aies la chance d'aimer les plus claires. Que tu ne tombes pas dans un engrenage que tu n'auras pas pu pressentir a temps, comme le heros de Nocturne du Chili, Sebastian Urrutia Lacroix. Pour que tu n'aies pas l'impression qu'il a en conclusion de sa vie, d'etre dans une tempete de merde. Je te souhaite la chance d'avoir du discernement. Et surtout je te souhaite la chance d'avoir le choix. Dors, ma petite fille.

Souris, ma petite fille. Je te souhaite de lire Nocturne du Chili quand tu seras grande. Bolano y traite du passé, des annees de fer de la dictature de Pinochet, mais il ecrit pour l'avenir, pour toi. Il y traite de ce que d'autres ont appele "la trahison des clercs", d'une certaine inconstance sinon impuissance de la litterature, mais il croit encore aux mots, a l'espoir qu'ils peuvent eveiller, au baume qu'ils peuvent dispenser. C'est pour cela qu'il a ecrit comme un forcene jusqu'a son dernier souffle. Je te souhaite de lire Bolano, ma petite fille. Dors.
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Pendant ce qui semble être une nuit de fièvre extrême, peut-être même une agonie, le Père Sebastián Urrutia Lacroix fait face à sa mauvaise conscience, personnifiée par la figure d'un étrange jeune homme aux cheveux blancs accusateur. le profil de ce critique littéraire chilien influent, sous le nom de plume de H. Ibacache, est des plus surprenants. Il est prêtre, porte soutane. Il se définit aussi comme le plus libéral des membres de L'Opus Dei, ce qui ne veut pas dire grand-chose, on en conviendra !

Il a longtemps fait partie de la vie littéraire de son pays. Il est essentiellement critique et poète. Mais peut-on rester sur ces cimes éthérées lorsque la dictature de Pinochet arrive au pouvoir ? Pour commencer, il ne voit pas d'un mauvais oeil ce coup d'état. de compromissions en compromissions il finira par apporter son aide à la junte : pendant dix soirées, ou nuits, il leur donnera des cours de marxisme (selon l'adage « connais tes ennemis »).

Il y a du Goya dans ce roman onirique et fiévreux, comme dans cette célèbre gravure des Caprichos « El sueño de la razon produce monstruos » (Le sommeil de la raison engendre des monstres). Beaucoup de scènes hallucinées sèment le doute sur la véracité de ce qui nous est décrit. Ce qui n'est pas inhabituel chez Roberto Bolaño.

Encore un exemple probant du très grand talent de cet auteur. de toute manière, si on « accroche » à son style, il y a fort à parier que l'envie de poursuivre ne cédera pas. Chaque fois je me retrouve en pays connu. Un pays étrange et cauchemardesque, c'est vrai. Mais tout de même familier.
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Je ne sais pas si NOCTURNE DU CHILI, ainsi qu'il a été exprimé dans un certain nombre de critiques à propos de ce livre, serait vraiment une bonne porte d'entrée à l'oeuvre de Roberto Bolaño. Personnellement, je ne conseillerais pas aux lecteurs désireux de découvrir l'univers de cet immense écrivain chilien, de commencer par ce récit, mais plutôt, dirais-je, par ses recueils de nouvelles, par exemple «Le gaucho insupportable», «Appels téléphoniques» ou «Des putains meurtrières». Quoique en apparence moins impressionnant que les gros pavés de l'auteur (150 pages, alors que «2666» ou «Les détectives sauvages», à classer selon mon humble point de vue parmi les chefs d'oeuvre majeurs de la littérature contemporaine, font chacun environ 1000 pages), NOCTURNE DU CHILI m'a semblé, en effet, d'une telle densité, les thèmes récurrents de l'univers de Bolaño s'y retrouvant tellement ramassés, condensés, que son approche par un lecteur néophyte me paraîtrait plus qu'hasardeuse. Si c'était une étoile dans l'oeuvre de l'écrivain chilien, ce roman serait sans aucun doute, je pense, une «naine blanche» : une cuillerée à café de matière y prélevée pèserait à peu près l'équivalent d'une tonne !
De quelle matière s'agit-il en l'occurrence ? de la matière littéraire hautement relativiste et en fission permanente dont le noyau de l'oeuvre de Bolaño est constitué : de cette intertextualité omniprésente qui l'ancre et la situe constamment par rapport à l'histoire de la littérature, ainsi qu'au rôle de celle-ci dans L Histoire, à sa quête en tant que lecture possible et miroir du réel ; de cette obsession à cerner l'attirance exercée par le Mal chez l'homme, qu'aucun humanisme n'a jusqu'à présent réussi à endiguer et dont le souvenir la mémoire collective s'empresse d'effacer comme elle peut ; de cette ambition de circonscrire le récit subjectif qui se tisse pour chacun de nous dans les replis de l'espace-temps, parcours mystérieux parallèle à la rationalité et aux injonctions de la réalité extérieure, défiant toute chronologie linéaire dans sa construction (les «puits aveugles de la mémoire») ; de cette mise en abyme de la narration qui, même si tout finit par s'emboîter, avance en superpositions successives, procède régulièrement par des fragmentations, des digressions, des suspensions, des sursauts et des enchaînements inusités.
Vous l'aurez peut-être compris, en tant que lecteur inconditionnel de cet auteur malheureusement disparu trop précocement, Roberto Bolaño incarne à mes yeux le génie littéraire contemporain par excellence.
NOCTURNE DU CHILI devrait tout d'abord pouvoir se lire d'un seul trait, comme un long et unique paragraphe. Récit extrêmement méandrique, appuyé sur une syntaxe sinueuse, à texture élastique, j'ai personnellement éprouvé le besoin, après chaque pause, à chaque interruption, de reprendre la lecture plusieurs pages en amont afin d'en retrouver complètement, à la fois le fil et la respiration.
Il s'agit, concrètement, du long monologue silencieux d'un homme qui sent approcher sa dernière heure. le personnage de Sebastián Urrutia Lacroix, prêtre chilien Opusdéiste, poète et critique littéraire, concentre en lui tous les paradoxes de l'homme de lettres qui, soit par une hiérarchisation des valeurs entre action et contemplation, soit par convenance personnelle, voire les deux selon les moments et les contextes, est amené à dissocier oeuvre et occurrence historique, engagement artistique et responsabilité citoyenne, esthétique et politique.
Le Père Urrutia adresse son monologue, mi confession, mi plaidoyer, à «un jeune homme aux cheveux blancs» que lui seul voit. Cet interlocuteur n'est pas tout à fait matérialisé par l'auteur : ni personnage, ni hallucination, celui-ci ressemble plutôt à une métaphore laissée librement à l'appréciation du lecteur : conscience morale ? idéal de jeunesse auquel le mourant se mesurerait ? figure de la réévaluation de l'histoire passée au regard des générations d'après ?...
Ce serait donc par un mécanisme proche de l'association d'idées que des fragments de souvenirs littéraires émergeront et partageront, avec d'autres souvenirs personnels, le discours silencieux du père Urrutia à l'intérieur duquel, selon lui, «(il) divague, rêve et essaie d'être en paix avec (lui-même)». Certains de ses souvenirs, tel cette vision du grand poète Pablo Neruda déclamant ses vers au clair de lune, ou celui du récit par un diplomate et écrivain chilien de ses échanges à Paris, pendant l'Occupation, avec Ernst Jünger, seront imprégnés d'une aura véritablement légendaire et mythique. D'autres, tels la série de cours improbables sur la théorie marxiste qu'il aura été amené à administrer à Pinochet et aux généraux de la junte militaire chilienne responsable du coup d'état de 1973, ou de sa fréquentation du salon littéraire de Maria Canales (épisode par ailleurs inspiré de faits réels, Maria Canales étant un nom d'emprunt de l'écrivaine chilienne Mariana Callejas) se déroulant dans l'immense résidence de celle-ci située dans la banlieue de Santiago et où, en même temps, dans les souterrains, la police politique du régime militaire (DINA) pratiquait des interrogatoires sous torture, seront en revanche dans un lien plus factuel et étroit avec la réalité politique du Chili au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle. La voix intérieure du père Urrutia cherchera dans un ultime élan erratique de l'esprit à retrouver la cohérence d'une vie qu'il avait voulu consacrer avant tout à l'oeuvre qu'il avait projetée, «une oeuvre destinée au futur, une oeuvre à l'ambition canonique qui n'allait se cristalliser qu'avec le passage du temps». Et à éviter ainsi, à l'orée de sa mort, le discrédit qui aurait pu être prononcé à l'encontre de sa vie personnelle arrivée bientôt à son point final.
Faut-il faire remonter à chaque fois la vérité telle «un cadavre du fond de la mer ou du fond d'un ravin»? Devrions-nous rappeler par exemple que l'immortel Pablo Neruda avait aussi fait acte d'allégeance au régime stalinien et avait accepté de recevoir le prix Staline de la Paix en 1953 ? Ou qu'Ernst Jünger avait publié des centaines d'articles entre 1919 et 1933 dans divers organes de la mouvance d'extrême-droite nationaliste allemande et que, pendant l'Occupation, malgré son horreur déclarée de ce qui s'était emparée de l'Allemagne, il avait intégré l'état-major parisien de la Wehrmacht. Quelle solution?
Au final, aucune réponse ici, aucun appel implicite ou explicite à une sorte d'épuration discrétionnaire et invalidante (aujourd'hui, on dirait plutôt de la «cancel culture», phénomène sociétal qui prend de nos jours une ampleur inouïe, provoquant actuellement des débats aussi passionnés que contradictoires).
Comment in fine pouvoir apprécier en toute liberté une réalisation de l'esprit? Faut-il à chaque fois dissocier l'or pur d'une oeuvre, son ambition à l'universalité et à l'immortalité, du grotesque qui insiste à assigner la condition humaine aux vanités les plus insensées, aux jeux d'influence et aux compromissions les plus répugnantes, aux conforts personnels les plus indifférents?
Sans chercher à la simplifier, ni à la passer au crible manichéen et idéaliste, ou aux tamis idéologiques et partisans, prenant acte de toute sa complexité labyrinthique et inextricable, l'oeuvre de Bolaño semble poser invariablement, comme ici, cette question : que peut la littérature face au Mal?

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J'admire toujours la volonté de Bolaño de mettre en scène des personnages qui n'ont pas grand-chose de sympathique – ça demande un certain courage, je crois. Dans ce livre-ci, c'est un prêtre chilien, critique littéraire mais aussi poète à ses heures, qui se croit sur le point de mourir & qui fait le récit un peu éparpillé de sa vie. Il s'adresse à un jeune homme « au visage vieilli » pour – quoi ? Se justifier ? Expliquer ? Faire l'étalage de sa culture ? Un peu de tout ça, peut-être ; c'est pas clair. C'est pas non plus très clair qu'est-ce que le jeune homme vient faire là-dedans. La chronologie est floue, on est au Chili, on sent le coup d'État passer, il y a même Pinochet qui occupe quelques pages – mais tout a quelque chose d'un peu irréel, on sent qu'on navigue dans les souvenirs parfois flous de quelqu'un qui, peut-être, n'a pas l'esprit tout à fait clair.

C'est Bolaño.

'Nocturne du Chili' n'est pas le meilleur livre que j'ai lu de lui, mais ça reste tout même un objet littéraire très Bolaño-esque : étrange, troublant, plein à craquer d'images qui tombent comme inévitablement dans le post-apocalyptique. & difficile à résumer, à circonscrire. C'est un livre court qui parle de littérature, & de la place de la littérature dans la vie, dans la vie mais aussi dans l'Histoire avec un grand H : est-ce que la littérature devrait être un refuge pour qui ne veut pas s'engager dans son époque ? Est-ce qu'il y a quelque chose de beau dans le fait de relire les tragiques grecs quand le pays vit des horreurs, ou est-ce que c'est juste lâche ? Qu'est-ce qui arrive si la personne qui lit, ici, est un prêtre assez à qui on peut reprocher un certain égoïsme, une vague sympathie pour la droite, de drôles de noirceurs? Est-ce que ça change quelque chose ? Est-ce qu'on pardonne plus aux gens qui se passionnent pour l'art ? Ou moins ?

C'est surtout ce qui m'a impressionné dans ce livre : cette qualité qu'a Bolaño, celle de circonscrire la place de la littérature dans la vie, d'en souligner les limites & les contradictions – & sans que ce soit inutilement lourd, ou pédant, ou fabriqué. Dans son univers, tout est compliqué. Les personnages sont compliqués. La vie est compliquée. Qu'est-ce qui reste, sinon de poser des questions ?
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Exilé au Mexique avec sa famille, Roberto Bolaño était revenu au Chili en 1973. Il avait vingt ans et fut brièvement emprisonné après la chute d'Allende.
Toute son oeuvre, et en particulier celle-ci, est habitée par le même questionnement sur le mal et le rôle des intellectuels face au mal.

Dans "Nocturne du Chili", le père Icabache, Sebastian Urruta Lacroix, sur son lit de mort, revient sur son parcours et son passé.
«Je ne sais pas de quoi je suis en train de parler. Parfois je me surprends appuyé sur un coude. Je divague, je rêve et essaie d'être en paix avec moi-même. Mais parfois j'oublie jusqu'à mon nom. Je m'appelle Sebastian Urruta Lacroix. Je suis chilien.»

Prêtre intellectuel, critique littéraire et poète, il a été un des hommes les plus cultivés du Chili. Mais il a aussi été membre de l'Opus Dei, et, à la demande de Messieurs Etniarc et Eniah [à lire à l'envers, vous savez, comme ce jeu d'enfants], il a enseigné le marxisme à Pinochet et aux membres de la Junte, pour que ceux-ci puissent combattre leurs ennemis plus efficacement, et il a participé à des soirées dans la maison d'un agent américain qui torturait les opposants au régime Pinochet.

L'histoire du Chili remonte à la surface, «comme un cadavre qui remonte du fond de la mer ou du fond d'un ravin» mais le père Icabache, lui, n'a pas de regrets ; il ne reconnaît pas son aveuglement, il accuse ses détracteurs (dans le récit un jeune homme aux cheveux blancs) d'être les coupables.

Magnifique récit d'une confession sans remords qui se déroule comme un long poème en prose (génialement traduit par Robert Amutio), comme le déroulement d'un rêve qui se mue en cauchemar.

« le Chili tout entier s'était transformé en arbre de Judas, un arbre sans feuilles, apparemment mort, mais encore bien enraciné dans la terre noire, notre fertile terre noire où les vers mesurent quarante centimètres. »
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Nocturne du Chili
Roberto Bolaño (1953-2003)
roman/poème en prose
traduit de l'espagnol par Robert Amutio
Christian Bourgois éditeur, 2000/2, 153p









Roberto Bolaño est né à Santiago du Chili. Il a quitté le pays à l'âge de 15 ans. Il a vécu au Mexique, puis en Espagne. Ses influences littéraires sont Borges, qui a donné son entier soutien à la junte, et Nicanor Parra, l'anti-poète, aux positions ambiguës, dérangeantes.Il passe pour être l' un des auteurs majeurs contemporains. La médiathèque a son oeuvre sur ses étagères.
Nocturne du Chili se passe de nuit, et quelle nuit, une nuit d'agonie, celle du narrateur à la première personne, un prêtre chilien de l'Opus Dei, fou de littérature, lui-même critique littéraire et poète. Il a cinq ou six ans à la fin des années cinquante, soit l'âge de Bolaño.
Il fréquente un célèbre critique littéraire, Farewell (qui a réellement existé) dans la villa de qui il rencontre Néruda (qui défendit la cause communiste et stalinienne) ce dernier récite des vers à la lune. Je n'ai pas distingué quel regard il porte sur Néruda, j'ai cru sentir de l'ironie.
Dans la villa du critique, le père est en soutane, et sent confusément que Farewell pose ses mains sur ses fesses tout en parlant de Sordello, quel Sordello ? La phrase revient plusieurs fois dans le récit, ainsi que l'image d'un jeune homme aux cheveux blancs, qui pourrait être le narrateur, voire sa conscience. le prêtre semble d'un équilibre précaire, usé par ses derniers moments et les tourments que lui inflige « la tempête de merde » -c'est le titre que Bolaño souhaitait donner à son livre-qu'il a traversée en lâche, « dans ce pays que la main de Dieu a délaissé », et dans lequel la littérature fut impuissante, ou les hommes cultivés indignes. Il repasse sa vie, la chasse à la fauconnerie pour lutter contre les pigeons et la merde qu'ils laissent, et le faucon se fait tuer alors qu'on s'attendait au passage des volatiles pour leur tirer dessus, la maison où se retrouvent les écrivains restés au pays et dans le sous-sol de laquelle on torture les dissidents. La mémoire se veut oublieuse du passé, « de ces années d'acier et de silence ». de plus, on n'était pas là ou si peu, « comme si on se trouvait dans un rêve », ce bout de phrase revient souvent. Peut-être la soutane se levait-elle jusqu'à ses yeux sous les coups d'un vent violent.
le prêtre se défend d'être marxiste, mais il reconnaît qu'il a chez lui des livres marxistes, que la doctrine n'est pas difficile à comprendre ni à enseigner, et le voilà en train de donner des cours de marxisme à la junte, et à Pinochet qui lui parut être un homme cultivé. Il craint-vainement- que cet enseignement ne lui porte tort.
Il est question du Chili sous la dictature de Pinochet. le père brosse un portrait des Chiliens. Il dit d'eux qu'ils sont des sodomites (tiens, tiens) des bavards incontinents, de mauvais buveurs ; qu'ils ont le sens du ridicule ; qu'ils font leurs études en France. Il parle aussi des rues jaunes, du ciel bleu, des vice-directeurs, des cafés, des quartiers dangereux. C'est surtout le pays qui l'obsède, quand il se demandait s'il n'allait pas « se transformer en un monstre que plus personne ne [peut] reconnaître ». Les événements pourtant qualifiables se succèdent, et le prêtre lit les historiens antiques et les auteurs grecs, Pindare, Platon, Zénon d'Elée. Il dresse un état de la littérature, qui se soucie des auteurs d'hier, qui est pétri de culture, qui est aidé par la littérature pour combattre un régime infâme ? Il se déclare non-coupable quand tout son récit témoigne du contraire.
Je referme le livre, et je ne suis pas sûre de l'avoir bien compris. La lecture en est difficile, essouffle. C'est un long monologue ininterrompu. Il n'y a pas de division par chapitres. Les phrases sont longues. L'ambiance est tout de suite posée, la peur, l'égarement, un sentiment d'immensité, la passion pour les livres. L'humour est présent, avec ses amies, l'ironie et la satire.Mais dominent les sentiments d'impuissance et de dégoût.
Je relirai Bolaño, un auteur très engagé dans le champ littéraire, la poésie, un auteur qui ne politise pas la littérature, mais littératurise la politique, aux dires de Bernardo Toro. Les détectives sauvages passent pour son plus grand livre.
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Comment avoir vécu l'horreur et n'avoir rien vu ? Comment continuer à vivre sous une dictature ? Comment l'horreur peut-elle se produire ? Comment devenir précepteur d'un dictateur ? Comment demeurer écrivain et ne pas se compromettre ? Comment littéralement danser sur des cadavres ?
.
« Dans sa maison, en règle générale, on ne tuait personne. On ne faisait qu'y poser des questions, même si certains y perdirent la vie. »
.
Autant de turpitudes que ne supportent pas les allégoriques Eniah & Etniarc, les Dupont & Dupond version Junte à qui Ibacache redoute de rendre des comptes.

Vivre en paix et regarder ailleurs ou parler et ne plus réussir à s'arrêter ? est le dilemme qui tient encore éveillé le vieil homme au coeur de sa nuit.
Agonisant, pourtant ce n'est pas lui qui porte les cheveux blancs, non. C'est l'énigmatique jeune homme à la bouche cousue. Un lapin blanc d'Alice ? Un motif à l'allure borgésienne ? Avec lui, le temps semble s'abolir dans « une tempête de merde », celle du père Ibacache.
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Auteur et critique renommé, le personnage de ce roman raconte le Chili qu'il a connu dans la fièvre de l'ultime nuit de sa vie. du voyage inaugural « là-bas » marqué par un lyrique halluciné et durant lequel Sébastian devient auteur, à la salle de torture d'opposants politiques, une centaine de pages ancrent plus que jamais la rage de la peur libérée du Père Ibacache.

Fiction et réalité se côtoient. Neruda , Jünger, Pinochet deviennent des personnages de ficton. Mais si la montée de la tension dramatique de la nuit d'Ibacache est romanesque, son point culminant, aux coeur de ses ténèbres, lui s'est réellement produit :
« C'est ainsi qu'on fait de la littérature. Ou ce que nous, pour ne pas tomber dans la décharge d'ordures, nous appelons littérature. »

Considérer alors Nocturne du Chili comme la réponse à la question “ Qu'est ce que la littérature au coeur de l'horreur ? ” Peut-être une troisième voie possible au sein de laquelle fiction et réalité se réconcilient. Nocturne du Chili raconte alors ce qui ne peut l'être autrement que dans un roman. Peut-être le plus chilien et le plus historique de tous les romans de Bolaño.
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Les choses ne s'arrangeront jamais entre Bolano et moi. Je reconnais son talent d'écrivain, son énorme érudition et sa gestion créative de l'héritage littéraire. Cette nouvelle en fournit certainement un exemple. Il s'agit d'une rétrospective d'un prêtre chilien de l'Opus Dei sur son lit de mort, un dernier souffle long et désordonné, se concentrant principalement sur le monde littéraire du Chili (patrie de Bolano). Bolano jongle avec les références secrètes et manifestes, dans un flot incessant de souvenirs et d'histoires, qui exposent principalement l'hypocrisie de l'élite chilienne (y compris les lettrés) ; même le dictateur Pinochet apparaît brièvement sur la scène. Absolument pertinente, cette satire. C'est certainement le genre de livre qui vous épatera, mais pour moi le style narratif proche de la transe et l'accumulation désordonnée d'éléments d'histoire sont un peu trop excessifs pour vraiment coller.
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« Dans le jardin de Là-bas, auprès d'une pergola de bois noble, les invités de Farewell écoutaient Neruda réciter. Je m'installai en silence à côté de son jeune disciple, qui fumait d'un air renfrogné et concentré pendant que les paroles de l'illustrissime griffaient les diverses écorces terrestres ou s'élevaient jusqu'aux poutrelles taillées de la pergola et au-delà, jusqu'aux nuages baudelairiens qui l'un après l'autre parcouraient les clairs cieux de la patrie. Ma première visite à Là-bas prit fin à six heures. L'automobile des invités de Farewell m'amena jusqu'à Chillán, juste à temps pour prendre le train qui me ramena à Santiago. Mon baptême dans le monde des lettres avait eu lieu. »

Nocturne du Chili, Roberto Bolaño @sobrerobertobolano @editions_bourgois

Mon baptême de l'oeuvre de Roberto Bolaño avait eu lieu.

Cet auteur m'avait chaudement été recommandé, il aiguisait ma curiosité, mon envie de découverte littéraire… et, je dois l'avouer, je n'ai pas été déçue!

Pourtant le style a de quoi surprendre voire même laisser perplexe… mais ce qui s'apparente à de la surprise au départ finit par se transformer au fur et à mesure de la lecture en intérêt passionné et même en addiction débridée…

Le texte se présente sous la forme d'un long monologue où le narrateur, un curé chilien, au hasard des ses souvenirs et pérégrinations mentales, nous entraîne avec lui dans un monde fait de littérature, de voyages, de rencontres, d'Histoire, de propos quelque peu dévoyés, mais aussi de fantasmagorie…

« J'entends dans le lointain quelque chose qui évoque une horde de quelques dizaines de primates qui se mettraient à baragouiner, tous à la fois, en proie à la plus grande excitation, je retire alors ma main de sous la couverture pelucheuse, la plonge dans le fleuve et change péniblement le cap du lit en usant de ma main comme d'un aviron, agitant les quatre doigts à la manière d'un ventilateur indien, et lorsque le lit a infléchi sa trajectoire les seules choses que je vois ce sont la jungle et le fleuve, les affluents et le ciel qui n'est plus gris mais bleu lumineux, et deux nuages minuscules et lointains qui courent pareils à des enfants emportés par le vent. Les criailleries des singes ont cessé. Quel soulagement. Quel silence. Quelle paix. »

Il y a quelque chose de surprenant dans cette plume mais aussi de superbe, le génie qui côtoie la folie en quelque sorte! Cela donne un texte d'une richesse peu commune, intéressant et bouillonnant.

« […] et je relus aussi Démosthène et Ménandre et Aristote et Platon (dont on tire toujours profit), et il y eut des grèves et un colonel d'un régiment de blindés tenta un coup d'État et un cameraman mourut en filmant sa propre mort, et ensuite on tua l'aide de camp naval d'Allende et il y eut des troubles, des insultes, les Chiliens blasphémèrent, inscrivirent des slogans sur les murs, puis presque un demi-million de personnes défila en soutien Allende, ensuite ce fut le coup d'État, le soulève-ment, le pronunciamiento militaire, on bombarda le palais présidentiel de la Moneda […] »

Tout ce fouillamini qui semble abscons et absurde, est au contraire fécond et exquis! Il y a tant à apprendre à travers ces lignes enchevêtrées et, une chose est sûre, il faut pousser la porte et entrer dans l'oeuvre de cet auteur…
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