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Robert Amutio (Traducteur)
EAN : 9782267018097
875 pages
Christian Bourgois Editeur (02/03/2006)
4.2/5   373 notes
Résumé :
Livre du chaos magistralement mis en chœur, livre aussi de l'amitié, de la passion, Les Détectives sauvages brasse des éléments de la vie errante de Roberto Bolaño et de son ami Mario Santiago Papasquiaro, qu'il transfigure en une épopée ouverte, lyrique, triste et joyeuse de destins qui ont incarné la poésie. La critique internationale a comparé ce roman polyphonique aux grandes œuvres de Cortazar, de Garcia Marquez, de Pynchon. Cette œuvre marque avec force l'arri... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (45) Voir plus Ajouter une critique
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Il etait temps que je fasse honneur a mon avatar. J'ai choisi un petit pave bien en chair, de ceux qu'on aime tenir a deux mains. Un gros livre, quoi! Mais quel livre! Il est compose de trois parties, distinctes. La premiere, le journal d'un jeune mexicain, Juan Garcia Madero, gravitant autour d'une bande de poetes, qui s'auto-proclament “real-visceralistes", reprenant le nom porte par un mouvement litteraire d'avant-garde une ou deux generations avant eux. La troisieme continue avec ce journal, et raconte son periple, avec les deux leaders du mouvement, Ulises Lima et Arturo Belano, de Mexico City jusqu'au desert du Sonora, pour trouver une ancienne poetesse qui leur est devenue mythique, Cesarea Tinajero, et en meme temps pour aider une petite putain a fuir son maquereau. le road-trip insense de poetes-bouffons, dangereux, pathetique. “…mais ne vous en faites pas, le poète ne meurt pas, il s'enfonce, mais il ne meurt pas." La deuxieme partie est une violente interruption de cette, relativement classique, trame. C'est la plus longue partie, et elle repudie tout modele traditionnel de roman, ignorant la necessite de protagonistes, de heros, et meme de narrateur. C'est une suite de temoignages, de monologues de differentes personnes, qui racontent des souvenirs, des rencontres, fortuites ou plus regulieres, avec Ulises Lima et surtout Arturo Belano, depuis 1976 (date de leur depart pour le Sonora) jusqu'en 1996. Des rencontres sur tous les continents, au Mexique, a Barcelone, a Paris, en Autriche, en Israel, en Angola et au Rwanda. Des monologues de gens de differentes nationalites, de differents metiers, qui en fait se racontent, eux-memes, ce qui donne une multitude d'histoires, comme une suite de nouvelles dont le fil qui les coud est le rapport aux deux poetes.

Parmi tous ces temoins monologuant (en revenant au texte j'en ai compte 54, mais je me suis peut-etre trompe), un, qui revient souvent, donne une clef pour la troisieme partie. C'est un ecrivain public qui garde la memoire de la poetesse mythifiee, et possede un fascicule avec son seul et unique poeme publie: Sion. Un poeme visuel, sans mots. Trois lignes, une droite, une ondulee, une brisee. Et un tout petit rectangle sur chacune d'elles. “C'etait tout ce qui restait de Cesarea, j'ai pense, un bateau sur une mer calme, un bateau sur une mer agitee, un bateau dans la tempete”.

De toute cette deuxieme partie, le narrateur des deux autres grands chapitres, Garcia Madero, est absent. On y suit, on y devine, le devenir chaotique des deux tetes du “realisme visceral", Lima et Belano, mais on ne dit rien sur lui. Personne ne s'en rappelle. Il n'est pas important. Et pourtant le livre se termine quand il reste seul dans le desert avec la petite putain sauvee et qu'il lui pose des devinettes. Des devinettes graphiques. Des petits carres avec de petits details qui les differencient. Des devinettes ou des poemes graphiques? C'est peut-etre lui le plus poete de tous, le vrai, le seul continuateur de Cesarea Tinajero?


Enormement de themes sont developpes dans cette oeuvre. L'initiation a la poesie, entendue comme une recherche de sens, d'ideal, recherche qui peut s'averer dangereuse, nocive. Une recherche qui, du passage de l'adolescence a l'age adulte, menera les uns a la frustration et au vide, d'autres a l'autodestruction. Un autre theme central en est la memoire. Toute la deuxieme partie est a mon avis un enorme classeur d'archive, touffu et desordonne, documentant et maintenant la memoire de trois poetes, Lima, Belano, et la mythique Tinajero. Ce theme de memoire est d'autant plus fort qu'il est clair que Belano n'est autre que l'auteur, Bolano. Lima n'est autre que Mario Papasquiaro, avec qui Bolano s'etait lie (en 1975) au Mexique pour former le mouvement poetique des “infrarealistes", mouvement qui n'a pratiquement rien donne et il est heureux qu'au moins Bolano soit passe a la prose. Et autour et alentour de ces deux personnages camoufles et romances apparaissent enormement de poetes et d'auteurs reels. Beaucoup d'entre eux deja oublies, a qui l'auteur redonne une vie romancee, qu'il rappelle ainsi a notre memoire.


C'est un de ces livres ou je me perds et lentement, lentement, me retrouve. Qui m'embrasent. Il y a des livres comme ca. Qui me font sentir, tout en suscitant enormement de reminiscences, qu'ils sont differents. Que j'ai sous les yeux quelque chose de neuf, et en meme temps vieux comme le monde. Ils ne ressemblent a aucun autre mais ils en rappellent beaucoup. Justement ceux qui m'ont frappe par leur etrangete. Qui m'ont souleve, m'ont fait leviter au dessus de leurs pages. Qui m'ont marque, ont ete les grands jalons de ce que je designerais (avec un peu de grandiloquence, ca fait bien) ma culture livresque (il faut que je redescende sur terre, vite). Il y a des livres comme ca. Qui ouvrent une nouvelle breche ou s'engouffrera bientot toute une generation. Qui seront taxes de fou, de genial, de maudit. Eleves aux nues par les uns, excommunies par les autres. Des livres revolutionnaires. Et ce livre est une revolution. “Et alors je lui disais : comment peux-tu dire que tu es marxiste, Jacinto, comment peux-tu dire que tu es poete si ensuite tu fais de telles declarations, tu penses faire la revolution à coups de proverbes ? Et Jacinto me répondait que franchement il ne pensait plus faire la revolution d'une maniere ou d'une autre, mais que si une nuit ça le prenait, eh bien ce ne serait pas une mauvaise idee, avec des proverbes et avec des boleros.”


Avec ce livre nait une nouvelle generation de latino-americains. Parce que le realisme magique y est oublie, fini, relegue aux sieges du fond, tout comme les folklorismes particuliers. Parce qu'il revient a Borges, a Joyce, a Musil, qu'il mentionne souvent; a Lowry, dont une citation ouvre le livre. Il renie les peres et revient aux grands-peres.
Chaque generation se revolte contre la precedente? Non. Affirmation exageree. Chaque generation, pour s'affirmer, doit mettre en question les valeurs de la precedente? Question. A verifier. Et si on pose la question a l'envers, qu'en est-il de la transmission? Mais je m'eparpille, je m'effiloche, je me perds. Revenons a nos moutons. Bolano fustige, renie la generation d'auteurs qui l'ont precede, mais en un meme temps, d'un meme souffle, travaille a la sauvegarde de leur memoire. Ce livre est novateur a tous points de vue, mais c'est aussi le livre d'un continuateur, d'un fidele heritier. Un grand livre. A lui tout seul, il aurait pu etre l'oeuvre d'une vie. Mais heureusement Bolano etait un forcat de l'ecriture. 2666 m'attend.
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Normalement, à un moment, on lira Bolaño.
J'ai attendu, longtemps, un peu nerveux, cette rencontre obligée.
Il faut dire aussi que ses livres retournent rarement sur le marché de l'occasion, encore un signe…
Avec la parution de ses oeuvres complètes à L'Olivier, la circulation renait.
...
« Je crois que mon roman comporte autant de lectures qu'il contient de voix. Il peut se lire comme une agonie. Mais aussi comme un jeu. »
...
Oui… suffit d'en parler avec d'autres lecteurs… selon la période de sa vie…
Lola l'a lu à la fin de son adolescence; elle en garde dix ans plus tard un souvenir fougueux, l'excitation de la poésie, l'émancipation de la jeunesse…
...
Paul, à l'aube de la quarantaine, en retient surtout cette délicieuse impossibilité de la création, ce tapis-roulant de l'Avant-Garde qui ne s'arrête jamais, cette quête dérisoire de la Modernité.
On y comprend, à demi-mot, les raisons de la fin des grands courants artistiques, collectifs, au passage du millénaire, et son triomphe provisoire de l'individu. du refus affirmé des figures tutélaires, celle d'Octavio Paz pour les mexicains, avec en interrogation de l'auteur, la poésie a-t-elle encore quelque chose de nouveau à raconter ?
...
On y observe ces individus, perdus dans l'océan des possibles, ivres d'une liberté toute relative, avec pour beaucoup la mécanique destructrice de l'attraction-répulsion comme moteur amoureux. Un roman d'apprentissage du néant, à la lecture aisée mais bel et bien chaotique.
Bolaño se rit de Belano tout autant qu'il le pleure. Fuis moi je te suis, suis moi je te fuis.
...
En mélangeant les auteurs réels et imaginés, l'histoire et le roman, Bolaño écrit cette poésie sans jamais en faire, le Gouffre ayant avalé la Ravine… et la souffrance est dérisoire… comme cette quête ultime de ce qui n'a pas encore été lu ou écrit… l'oeuvre la plus désirable car inatteignable…
...
L'agonie de la création quand elle devient un but en soi… disparu ce mirage sauvage que la jeunesse permet d'entrevoir… « parce que nous sommes seuls et que nous sommes perdus. »
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Los Detectives Salvajes
Traduction : Robert Amutio

ISBN : 9782070416769


Ah ! mes amis, quel livre ! Il ressemble à une piñata gigantesque que des adultes ivres de mots et d'écriture auraient bourré de tout et de n'importe quoi, de la gourmandise la plus délicate au bout de chiffon élimé encore poisseux d'un reste de sucre. A certains moments - c'est plus fort que soi, surtout avec l'un des deux héros prénommé "Ulises" - on songe à Joyce. La même puissance, qu'on dirait aveugle alors qu'elle est sait très bien où elle va, à l'oeuvre dans "Ulysse", est ici au rendez-vous, une puissance encore décuplée - que dis-je ? centuplée - par la chaleur des Tropiques. le roman fleurit, s'ouvre, se déroule, s'étale avec l'exubérance tenace et l'éclat carnassier des plantes de ces pays. Certains passages - comme le monologue mettant en scène Heimito Künst, à Vienne, ou l'errance avec Hans, sa femme et leur fils, entre l'Espagne et le sud de la France, sur laquelle ne cesse de planer un danger bien difficile à identifier - flirtent avec l'incohérence ou l'inutilité. D'autres - comme la découverte du seul poème publié de Cesárea Tinajero dans la revue qu'elle édita jadis - ne peuvent se passer sans nuire à la compréhension de l'histoire et du but ultime de nos deux chercheurs du Saint-Graal littéraire. Mais tous, fût-ce le moins compréhensible, le plus gratuit en apparence, à l'exemple des diverses réflexions sur la littérature espagnole et latino-américaine à la Foire du Livre de Madrid en 1994, tous accrochent le lecteur comme autant de ronces teigneuses et déterminées qui le ramènent à ce tourbillon de folie, d'onirisme, d'imagination et, bien sûr, de poésie qu'est l'univers de Roberto Bolaño.

Lire "Les Détectives Sauvages" est une expérience de lecture authentique, comparable à celle que vous faites en découvrant l'"Ulysse" de Joyce, "Le Bruit & la Fureur" de Faulkner ou, plus proche de nous mais sans doute moins connu (et on peut le regretter), "La Maison des Feuilles" de de Mark Z. Danielewski. Tout lecteur digne de ce nom comprendra sans peine qu'il faut donc s'accrocher fermement à son siège et à ses pages tout en s'abandonnant en confiance au courant qui prend possession de soi. Il saisira tout aussi vite que "Les Détectives Sauvages" n'est pas un livre à lire n'importe où, n'importe quand. Privilégiez un lieu calme et une période calme, où vous pourrez prendre tout votre temps pour bâiller, tourner vos pages, vous dire "Ce type est fou !", revenir en arrière, relire, savourer un ou deux détails qui vous avaient échappé, réfléchir un moment à ce que tout cela suscite en vous et penser soudain : "Ce type est génial !"

Vous entrerez tout de suite dans "Les Détectives Sauvages" - ou vous resterez à sa porte. Ce sera tout l'un ou tout l'autre : le moyen terme n'existe pas en ce monde dominé par une poésie onirique et réaliste, à vingt-mille lieues de celle, gonflée, ampoulée, des "Cent Ans de Solitude" de García Márquez mais qu'on apparenterait plus aisément, dans sa démesure et son flamboiement naturels, à celle d'un Jorge Amado écrivant sa "Boutique aux Miracles." Ca brûle et ça gèle, ça éclate de partout et pourtant les silences sont terribles, ça aveugle et puis, ça rafraîchit la manière d'envisager les choses, ça assourdit pour mieux replonger dans la perplexité et le silence, ça laisse sans voix et ça gratte là où ça agace mais on ne peut pas l'abandonner avant la dernière page.

Non qu'on veuille réellement savoir si Arturo Belano - alter ego de l'auteur - et Ulises Lima finiront par retrouver Cesárea Tinajero et le reste de ses poèmes. Simplement, on a fait tout ce long voyage avec eux (même si l'on vient de s'en apercevoir), on a vibré, on a vécu, on a partagé, on s'est étonné, on a perdu ses illusions, on a vieilli avec eux, alors, il est bien normal qu'on les accompagne jusqu'au bout. Car ce voyage que nous avons fait ensemble, qui est aussi une traversée presque complète de leurs vies et de celles de tant de personnages, qui est encore, ne l'oublions pas, une traversée de l'imaginaire social, poétique, fantasmatique, de l'Amérique latine, ce voyage, nous l'avons en quelque sorte vécu par anticipation, dans cet espace temporel et littéraire que constitue la seconde partie du livre, imbriquée, par la volonté de l'auteur, entre les deux parties, infiniment plus modestes, qui couvrent la fuite des poètes et de la prostituée loin du District fédéral de México, en direction de l'Etat de Sonora - où les attendent Cesárea et leur destin.

Et cela aussi, on l'a trouvé naturel : cette anomalie chronologique ne trouble pas un seul instant, elle va de pair avec l'ensemble et en rehausse la surprenante et majestueuse beauté. Certes, on n'est pas devenu l'un des "Détectives Sauvages" mais c'est tout de même un peu comme si ... Wink tant sont grands le génie de son auteur et la générosité avec laquelle il accueille son lecteur dès lors que celui-ci accepte de plonger sans filet.

Un livre incroyable, un auteur à découvrir et à placer au tout premier rang de sa bibliothèque car, à sa manière cahotique de rebelle obstiné, Roberto Bolaño fut et demeure l'un des auteurs latino-américains les plus extraordinaires du XXème siècle. ;o)
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« Moi j'ai conservé sa revue et j'ai conservé son souvenir. Ma vie, probablement, me le permettait. Comme tant d'autres Mexicains, moi aussi j'ai abandonné la poésie. Comme tant de milliers de Mexicains, moi aussi j'ai tourné le dos à la poésie. Comme tant de centaines de milliers de Mexicains, moi aussi, l'heure venue, j'ai cessé d'écrire et de lire de la poésie. À partir de ce moment ma vie a suivi le cours le plus triste que l'on puisse imaginer. J'ai fait de tout, j'ai fait ce que j'ai pu. »

C'est Amadeo Salvatierra qui s'exprime ici. On est en janvier 1976, à Mexico, et il vient de passer la nuit à boire et parler en compagnie de deux jeunes poètes qui se réclament d'un mouvement littéraire obscur nommé «réalisme viscéral», fondé cinquante ans plus tôt. L'un d'entre eux, Ulisses Lima, est mexicain mais l'autre, Arturo Belano est chilien, en exil. Ils sont à la recherche de l'oeuvre qu'a pu laisser Cesárea Tinajero, une poète mystérieusement disparue.

La voix, la confession presque, de ce vieil homme n'est qu'une des dizaines qui vous attendent dans ce merveilleux roman pour fous de littérature et de poésie, qui m'a laissé pantois d'un bout à l'autre.

Nous suivrons Ulisses Lima et Arturo Belano de 1975 à 1996 dans leurs voyages, leurs vies souvent difficiles mais exaltantes. Pourtant jamais ceux-ci ne s'exprimeront directement dans la narration. Ils apparaîtront dans le reflet de ce que disent d'eux certains de ceux qu'ils ont croisés, appréciés ou aimés.

La construction du roman est superbement maîtrisée : trois parties, inégales en longueur. D'abord un journal, celui d'un jeune poète nommé Juan Garcia Madero, qui à la fin de 1975 rencontre ces réal-viscéralistes et laisse tomber ses études de droit pour les suivre. La seconde partie, la plus ample, déroule les récits de toutes les voix qui ont notamment connu Arturo Belano et Ulisses Lima de 1976 à 1996, d'Amérique en Europe et en Afrique. La troisième partie est un retour au journal de Juan Garcia Madero, en 1976, alors qu'ils sont à la recherche de Cesárea Tinajero dans le désert du Sonora.

Ce roman sera certainement mon plus grand choc littéraire de l'année. Il dormait depuis longtemps sur mes étagères car j'étais un peu effrayé par sa longueur et par son exigence supposée. Quelle erreur !

C'est vrai que je suis, comme beaucoup d'entre nous en ce moment, disponible pour une lecture longue et touffue. Mais je n'ai trouvé que des qualités à ce roman de 930 pages. Il ne souffre pas d'un trop grand formalisme (pas d'effets de style grandiloquents, embrouillés ou obscurs). Roberto Bolaño était un très grand écrivain et je vais rapidement lire autre chose de lui.
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Roberto Bolaño eut une idée originale : raconter comme Arturo Belano et son ami Ulises Lima, jeunes fondateurs beatniks d'un mouvement poétique vite abandonné et oublié, appelé réal-viscéralisme, marquèrent une multitude de personnages dont les témoignages rassemblés permettent de retracer leur itinéraire, leur mentalité et de reconstituer leur biographie à plusieurs voix, composée ainsi de subjectivités souvent égocentriques et parfois contradictoires. Ces deux hommes, enquêtant eux-mêmes sur l'existence d'une poète qui a presque disparu des mémoires, sont certainement les « détectives sauvages » du titre – et toute leur « sauvagerie » tient de leur mode de vie nomade et sans objectif net –, et cependant ils sont, du point de vue du lecteur, ceux sur qui reposent l'investigation principale, la recherche du sens de leur périple chaotique et apparemment insensée, la quête d'un certain ordre caché, peut-être d'une portée supérieure – un symbole ? – en cet erratisme apparent. Cet enchevêtrement un peu inutilement intellectuel des narrations, où s'intercalent d'autres « disparitions », semble surtout fait à la Borges pour la pâture des critiques et amateurs de « pistes de lecture » : un auteur capable d'écrire, comme la quatrième de couverture le rapporte : « Mon roman comporte autant de lectures qu'il contient de voix. Il peut se lire comme une agonie. Mais aussi comme un jeu. » révèle ostensiblement, pour le philologue habile, combien son travail relève d'une mise en scène de spiritualité et d'une relative imposture (pour plus d'explication, lire l'article : « L'Aleph, Jorge Borges, ou Induction de l'Indécidable littéraire »). L'artiste sincère et véritable se mesure à la fiabilité de ses propres critères qu'il est apte à expliciter pour se les être beaucoup expliqués à lui-même, et il ne se contente pas de dire indéfiniment, pour complaire à tous : « Chacun peut trouver en mon oeuvre ce qu'il veut », au même titre que s'il l'avait écrite sans intention particulière, un peu par hasard et sous un grand nombre d'inspirations inconscientes et floues, comme s'il n'existait pas une vérité de son projet initial qu'un lecteur plus perspicace pouvait déceler, et sur laquelle l'un et l'autre étaient en mesure de s'accorder franchement. Rien de plus lâche qu'un écrivain qui, pour satisfaire le plus grand nombre, refuse de donner tort à quiconque et qui, tel le prestidigitateur insincère qui ne veut pas décevoir, se contente d'insinuer face aux questions et aux remarques que toutes les interprétations sont possibles et également bonnes.
Évidemment, dans Les détectives sauvages, on comprend vite que l'auteur parle de lui, qu'il retrace une partie de son existence, comme la geste d'un homme incompris et inconnu, et si profond qu'on ne peut le démêler que par petits progrès, en une identification Bolaño-Belano dont, je m'en doute, la fidélité est relative et que des vérifications invalideront en partie, parce qu'il est d'usage, à se lancer dans des mystifications littéraires, de composer ainsi en multipliant et brouillant les pistes, comme Borges avec duperie. Tout l'esprit de falsification figure en ces trucages perpétuels, jamais systématiques, ce dont se nourrissent les universitaires qui adorent qu'on leur laisse la liberté de dé-lire un texte, de l'interpréter et d'en pérorer comme ils veulent, au mépris de toute méthode philologiquement sérieuse. Ces beatniks évoquent inévitablement Jack Kerouac, mais l'enthousiasme de celui-ci conduisait une humeur exaltée, une puissance insolente, qu'on ne retrouve pas ici avec une pareille force ou fraîcheur – néanmoins je ne garde qu'un maigre souvenir de Sur la route : c'est, à ma mémoire, une de ces oeuvres transportant une vision d'exister plus délurée que spirituelle, au fond immature et guère artiste, une pulsion sans discernement (Charles Bukowski est d'une même absence de sélection, anéantissante et tendant vers l'écriture automatique, ainsi que par Hunter Thomson, et leur rédaction transpire les toxiques d'une façon censée caractériser une existence vraiment « cool » mais, si l'on y réfléchit, pas très profonde). Par ailleurs, en variant les narrateurs dans la partie longue (après les 189 premières pages), on ne retrouve pas dans ce roman la dimension mystique qu'explique mieux une focalisation interne maintenue, et l'on doit s'accommoder, jusqu'à la page 436 où j'ai cessé ma lecture (le roman en compte 848) d'entrevoir ces voyageurs incohérents en une sorte de mystère perpétuel encombré de stupides (mais là volontairement stupides) digressions des locuteurs qui n'arrivent presque jamais à s'en tenir aux faits, comme si on les interrogeait sur leur vie vaniteuse plutôt que sur les deux poètes qui lient leurs témoignages.
L'idée – l'argument du récit – n'est pas mauvaise, si ce n'est que l'absence manifeste de planification rend le roman long et clairsemé : le style plat, factuel, sans détail (si l'on excepte les interminables énumérations de noms propres dont l'auteur, on ne sait pourquoi, se fait une spécialité : aspire-t-il à s'en établir une érudition patente, ou s'agit-il pour lui d'une prestation de poésie par effet de pures sonorités ? – c'est encore la posture de Borges, ces « références », et de Milan Kundera, et de David Lodge), fondé de narration, donnent l'impression paradoxale d'une poursuite à vive allure dans une existence oisive et oiseuse où rien d'important n'a lieu, façon d'excitation compulsive au coeur de l'ennui et du néant. Il ne se passe à peu près rien, ce qui a lieu est sans psychologie, sans beauté particulière même au figuré, c'est presque du point de vue externe, même si des êtres racontent, sans beaucoup d'affects ni de vraisemblance. On ne sait pas pourquoi ils racontent, on ne sait pas où ils racontent (sur quel support, par exemple), on ne sait pas ce qu'ils trouvent d'intéressant à raconter. le roman fait une vie avec rien, monte une vie d'artifice, une agitation frénétique qui ressemble aux spasmes des presque-morts mais sans saveur cordiale. Il n'y a rien à raconter : récit qui peut se définir quasi scientifiquement comme sans justifications. C'est beaucoup de pages, et c'est pour beaucoup, j'en jurerais, de la page. Bolaño ne choisit guère ce qu'il raconte, ne pratique pas la sélection : il se laisse emporter, ajoute des morceaux superflus parce que, certainement, ce morceau est « d'un intérêt arbitraire comme la vie même », et il conserve et restitue tout comme s'il était payé à la ligne, avec aussi probablement un certain dégoût de la révision qui lui inspire un sacrifice difficile. L'unité de péripétie de ce livre est la centaine de pages, je veux dire qu'il faut lire un siècle de papier pour avoir progressé dans l'intrigue, que c'est là le rythme du récit. Et pourquoi pas ? chaque roman dispose de sa propre notion du temps – il y aurait là de quoi écrire des études intéressantes du point de vue de la technique et de la psychologie –, et La montagne magique (dont je garde un souvenir mortel) ne progresse pas comme Acide sulfurique (dont je garde un souvenir encore plus mortel) : c'est un choix indépendant de la qualité littéraire et qui ne saurait porter en soi ni blâme ni éloge ; seulement, entretemps, à la précipitation des jours où le système des résumés sans substance anéantit la puissance, n'ayant rien à admirer d'une écriture sans rehausse c'est-à-dire sans beauté, souvent sans pittoresque ni personnalité (mon premier exemple, en fin de critique, fait exception à cette monotonie), comme si l'écrivain débutait et cherchait à atténuer son professionnalisme dans quelque banalité triviale des actions inutiles mais qui plaisent, et l'intrigue ne relatant que des rencontres banales aux conversations ébauchés presque sans scène (ce qui est parfois relaté avec exactitude semble fait pour exaspérer le lecteur : souvenir d'un passage où le narrateur n'ose rentrer chez lui de nuit parce qu'il a perdu ses chaussures chez son amie, où il s'inquiète longtemps de cet égarement qui va l'obliger à errer à tâtons dans la maison et à y rester dormir, et où, le jour venu, il regagne la rue sans indiquer qu'il a récupéré ses chaussures ni où ni comment), comme l'ensemble se compose ainsi d'une multitude de faits grossièrement dépeints, quoique faciles à comprendre et plaisants si l'on n'a pour exigence que le déroulement d'une histoire, le lecteur indulgent se laisse au mieux étourdir, dans l'espérance d'une véritable péripétie ou dans le souhait d'une énième scène de sexe (elles vont se raréfiant, ne servent indéniablement qu'à racoler), mais s'il se réserve la possibilité de ne pas achever un livre (ce qui n'arrive aujourd'hui qu'à condition que le texte pose difficulté, ce qui n'est pas le cas ici), et s'il admet de son devoir d'abandonner l'intrigue dès lors qu'il ne trouve aucun intérêt personnel auquel se raccrocher, alors il ne voit dans Les détectives sauvages pas la matière ou la qualité pour se contraindre à terminer. Je veux dire qu'on peut tout à fait se moquer de ces deux poètes qui, après tout, semblent trop médiocres pour susciter l'attention, qui ne font rien que côtoyer par chance quelques nymphomanes, et qui évoquent le comportement hésitant des adolescents dont on sait beaucoup et dont on n'apprend rien. Faute de littérarité, je suis parvenu à la même sensation que j'eus par exemple en lisant le bûcher des vanités de Tom Wolfe où je n'étais maintenu que par une curiosité générale à l'égard d'êtres de papier mais sans y voir un lien quelconque et significatif – une originalité, une réflexion, un style, de quoi se porter au-delà de sa propre capacité… – avec ma réalité, avec ma pensée, avec mes sentiments, pour me compléter, au même titre, je suppose, qu'on s'ennuierait à regarder un film sans art, sans action et dont on ne connaîtrait pas les personnages qui ne susciteraient pas d'affection : ce devient tout au plus un passe-temps, une activité passive, un désoeuvrement irréfléchi, une monotonie aliénante, c'est-à-dire un divertissement contemporain ; et un moment de recul me fit considérer tout à coup, comme un réveil lucide, que mes heures me sont tout de même précieuses pour en perdre à ne faire que me représenter une histoire qui ne me communique rien et ne m'enseigne pas même l'art de l'écriture, et où je ne tiendrais que pour le suspense de savoir la fin… fin que de toute façon, je le devine statistiquement, je n'aurais pas devinée et qui ne contiendra aucune révélation pertinente et susceptible d'infléchir mon jugement de l'oeuvre trop bavarde et molle.
Autre défaut, mais peut-être exacerbé par la traduction : tous les narrateurs s'expriment à peu près de la même manière, sans distinction de tonalité ni de présentation du texte, usant de tournures orales un peu négligées, inutilement prolixes en style de parataxes interminables, aux psychologies rudimentaires, et avec une forme d'insensibilité négligente et de rudesse bizarre, comme revenus sans atteinte des difficultés les plus certaines, attachés exclusivement aux faits et aux successions comme s'il était universel de raconter des événements de son existence en n'insistant sur rien, en ne mettant en relief aucun sentiment, mais d'une façon qui interroge sur la raison d'être de ces synthèses rédigées en manque patent de paragraphes (sur le modèle de Kerouac, sans doute). Comment, pourquoi, dans quel dessein, peut-on dresser de tels rapports spontanément et d'une seule traite en ayant si peu d'intentions à communiquer ? cela passe la vraisemblance et signale, au moindre recul, l'artifice d'une telle composition. Ce n'est pas du réalisme, il n'y a rien d'infra, ni ce qui est exposé ni ce qu'on pourrait déduire de supposés « masques » n'indique bien autre chose que des êtres tout d'extérieur et vides, et s'il fallait s'en tenir à l'idée que Bolaño avait ainsi voulu représenter des êtres tels qu'il se les figure et les juge, on doit convenir qu'ou bien il n'est guère observateur de l'intériorité individuelle car, comme je le décris avec méticulosité, le Contemporain en son irresponsabilité est envahie pour le moins d'une complexité de détours et de prétextes, ou bien il sait que l'humanité ne compte pas un individu, mais même ainsi conçue la thèse manquerait cruellement d'indications et de marques explicitées, au point que, faut de caractérisation, l'auteur raterait sa démonstration. Décidément, on ignore pourquoi on lit, et l'on ignore pourquoi l'auteur a écrit : se mettre en scène en forme de légende, peut-être ? Mais l'intérêt de la légende quand il n'y a rien à relever ? Car enfin, ce n'est pas limpide comme Don Quichotte…
Cette réflexion m'a donné à songer à une autre superficialité afférente et intrinsèque : le cas d'un auteur qui, tenant à démontrer que son existence n'a pas été vaine, indique comme il a traversé l'existence d'autres personnes en y laissant non une empreinte, car bien des narrateurs n'ont que peu d'affinité avec Belano et Lima, et celui de la première partie ne les connaît à peu près que de réputation, mais un souvenir. C'est peut-être la situation mentale de quelqu'un qui, pour justifier l'inanité d'une existence dont il doit fabriquer l'étrangeté ou une destination après coup, s'imaginant qu'elle peut avoir présenté pour certains un caractère d'énigme, exprime qu'il a réalisé des traces dans l'esprit des autres, que des mémoires ont retenu sa forme, comme une ombre dont l'apparence a circulé et est censée avoir laissé en un sillage l'impression de mystère sans clé et d'interrogations sans réponse : beaucoup de roman mal finis, par exemple de Conrad pourtant adulé pour cela, sont formés de cette inconsistance qu'on doit faire passer ou supposer une ouverture merveilleusement propre à traduire l'indécidabilité des motifs humains ; comme on ne sait pas la raison interne d'un personnage, on admet que c'est parce qu'elle est profonde et insondable, niant l'hypothèse probable, à savoir que l'auteur n'en a point trouvé, illusion de sagesse indémêlable entretenue par une manière de lire et de critiquer toute française : quand un écrivain ne dit pas, pour le critique universitaire, c'est qu'il n'en pense pas moins (autrement il ne serait pas un grand écrivain, c'est « logique »). Mais la possibilité de ne pas dire ce qu'on est parce qu'on n'est rien ou de ne pas dire ce qu'il y a en soi parce qu'il n'y a rien plutôt que d'imaginer des choses surhumaines et tues, est exclue d'emblée de la pensée de qui tient à tenir des conférences théoriques et à extrapoler en exploits verbeux. Ici, on ignore concrètement en quoi Belano et Lima vaudraient mieux que des hippies ordinaires, sans destination et jouisseurs, et aucun d'eux, malgré les préventions favorables qu'on peut leur accorder, ne semble mu par des convictions ou des forces considérables, psychologiques, sentimentales ; il n'y a que par le mirage d'une convergence des témoignages que le récit fait croire qu'un secret reste à découvrir, parce qu'enfin, comment imaginer un auteur écrivant pour rien une intrigue où des personnages sont réunis pour parler d'un même sujet dont il n'y a rien à voir ? – machination philosophique, vantardise de l'inconnu, désinvolture d'imagination faible, que j'ai décrites dans mon article sur Borges (c'est assez le même esprit). Pour appliquer ma réflexion à une situation pratique et qu'on peut reconnaître : c'est le jeu des personnes qui, voyageant souvent, paraissent quêter « quelque chose », se donnent des mines de profondeur, et possiblement ne voyagent que pour avoir donné à autrui l'impression d'une quête, arborant ces mines de mystère, répétant à tous qu'ils sont sur le départ d'un autre voyage, mais n'ayant foncièrement rien à apprendre, n'ayant pas manifestement appris grand-chose de leurs pérégrinations de pose, une pose si ancrée en eux qu'elle est devenue, plus qu'un mode de vie, un paradigme ontologique, la quête perpétuelle de la mine de celui-qui-a-voyagé, de celui qui quête, de celui qui ne peut pas se fixer, un faux mal-être, un malheur affecté, l'air « baroudeur » ou « trimardeur ». Cette posture existentielle est plus commune qu'on ne le pense : la mine de l'homme d'expérience, celui qui se tait, celui qui n'en pense pas moins, celui qui a vécu partout des « aventures » (lesquelles ? on n'en sait jamais rien, on est toujours réduit à devoir deviner). On doit concevoir que rien que cette image intériorisée de soi-même, suffisamment entretenue, peut persuader de sa propre grandeur, de sa fuite, de sa souffrance, de son mérite parmi des étrangers sédentaires et si « conventionnels » : c'est typiquement pourquoi tant de gens aiment partir en voyage sans s'empêcher de le signaler autour d'eux mais sans expliquer ce qu'ils ont tiré de leurs déplacements – ils ne paraissent pas particulièrement augmentés, leur conversation demeure plate comme avant, leurs apports sont toujours inénarrables, on ne comprend rien à ce qu'ils sont supposés avoir appris, ils jouent les mystiques, quelquefois, mais mal, ils semblent avoir désappris une certaine sagesse ne serait-ce par leur incapacité à dire ce qu'ils font.
L'ouvrage gagne un peu en profondeur, je trouve, quand on mesure combien personne ou presque ne parle de Belano et de Lima, chacun ne s'intéressant qu'à soi, ne déblatérant que des inutilités de l'ego et de l'image : lu sous cet angle, le récit devient une dénonciation de tous ceux qui, parce qu'on les interroge, se prennent pour des auteurs, tirent l'attention à eux, mais la première partie alors (et sans doute la dernière que je n'ai pas lue) ne sert plus à grand-chose, au point qu'on peut douter que l'auteur ait délibérément organisé son texte selon cette lecture (j'ai l'impression que cette partie fut nécessaire à l'auteur pour trouver enfin l'idée et la forme de son livre, et qu'il a eu des scrupules à la retirer, la conservant et s'en arrangeant par goût des spontanéités publiées). C'est même généralement, si on lit bien, le récit sur des poètes qu'à nul moment on n'est en mesure de juger par un seul poème, en quoi le roman est plutôt un travail sur la perception du poète, pleine de vanité en l'esprit de gens qui ne voient qu'au décorum et au statut selon un prosaïsme consternant : chacun n'a manifestement d'intérêt pour Belano que depuis sa petite célébrité. Ainsi, si je m'abandonnais à des péroraisons que je désapprouve mais qui plairaient come base d'interprétation aux universitaires français en attente d'un travail de thèse, je dirais que c'est le récit de personnages qui n'ont jamais existé par ce qu'ils font et qui tâchent à se créer une figure par ce qu'ils disent : ils se cherchent des rapports au monde sans trouver en quoi ils ont agi sur le monde. Mais ça suffit, Bolaño ne me paraît pas écrire avec une intelligence telle que ces conjectures puissent être appelées autrement ; tout au mieux a-t-il ébauché ces pistes pour qu'on s'y aventure et qu'on les propose, de manière qu'après les avoir écoutées, il pût dire : « Mon roman comporte autant de lectures que etc. »
C'est malgré tout peut
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8 novembre
J'ai découvert un poème merveilleux. De son auteur, Efren Rebolledo (1877-1929), on ne m'a jamais rien dit en cours de littérature. Je le recopie :

Le vampire

Tes boucles ténébreuses et lourdent coulent
sur tes blanches courbes comme un fleuve
et dans leur flot crépu et sombre je répands
les roses enflammées de mes baisers

Tandis que j'entrouvre les épais
anneaux, je sens le léger et froid
effleurement de ta main et un long frisson
me parcourir et me pénètre jusqu'aux os.

Tes pupilles chaotiques et farouches
étincellent au soupir
qui s'exhale et me déchire les entrailles,
et pendant que j'agonise, toi, assoiffée,
tu sembles un vampire sombre et obstiné
qui de mon sang ardent se repaît.

Quand je l'ai lu pour la première fois (il y a quelques heures), je n'ai pas pu m'empêcher de m'enfermer à clé dans ma chambre et de me mettre à me masturber tout en le récitant une, deux, trois, et jusqu'à dix ou quinze fois, en imaginant Rosario, la serveuse, à quatre pattes sur moi, me demandant de lui écrire un poème pour cet être cher et regretté, ou me suppliant de l'empaler sur le lit avec ma verge brûlante.
Une fois soulagé, j'ai pu me mettre à réfléchir sur le poème.
Le « flot crépu et sombre » n'offre, je crois, aucun doute quant à son interprétation. Il n'en est pas de même avec le premier vers du second quatrain : « Tandis que j'entrouvre les épais / anneaux », qui pourrait bien renvoyer à ce « flot crépu et sombre », aux boucles une par une étirées et démêlées, mais dont le verbe « entrouvrir » cache peut-être un sens différent.
« Les épais anneaux » ne sont pas très clairs non plus. S'agit-il des boucles de la toison pubienne, de celles de la chevelure du vampire ou s'agit-il de différents accès au corps humain ? En un mot, est-il en train de la sodomiser ? Je crois que la lecture de Pierre Louÿs me tourne encore dans la tête.
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Voici quelque chose sur l’honneur des poetes. J’avais dix-sept ans et des desirs irrepressibles d’etre ecrivain. Je me suis prepare. Mais je ne suis pas reste a rien faire pendant que je me preparais, parce que j’ai compris que si c’etait ce que je faisais jamais je ne triompherais. De la discipline, un certain charme complaisant, voila les cles pour arriver la ou l’on veut arriver. La discipline. Ecrire chaque matin au moins six heures. Ecrire chaque matin et corriger l’apres-midi et lire comme un possede le soir. Le charme ou charme complaisant : rendre visite aux ecrivains dans leurs demeures ou les aborder au cours des presentations de livres et leur dire a chacun juste ce qu’ils veulent entendre. Ce qu’il veut desesperement entendre. Et avoir de la patience, car ca ne fonctionne pas toujours. Il y a des salauds qui vous donnent une tape dans le dos et ensuite on se connait je ne me souviens pas. Il y a des salauds durs et cruels et mesquins. Mais ils ne sont pas tous comme ca. Il faut avoir de la patience et chercher. Les meilleurs sont les homosexuels, mais attention, il faut savoir a quel moment s’arreter, il faut savoir precisement ce que l’on veut, sinon on finit par se faire enculer gratis par n’importe quel vieux pede de gauche. Avec les femmes c’est aux trois quarts la meme chose : les femmes ecrivains espagnoles qui peuvent donner un coup de pouce sont agees et moches et le sacrifice parfois ne vaut pas la chandelle.
[...]
Comme tant d’autres Mexicains, moi aussi j’ai abandonne la poesie. Comme tant de milliers de Mexicains, moi aussi j’ai tourne le dos a la poesie. Comme tant de centaines de milliers de Mexicains, moi aussi, l’heure venue j’ai cesse d’ecrire et de lire de la poesie. Ah partir de ce moment ma vie a suivi le cours le plus triste qu’on puisse imaginer.
[...]
Tout ce qui commence comme comedie finit comme monologue comique, mais nous ne rions plus.
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[...] ... C'est comme ça que j'ai fait la connaissance d'Arturo Belano. Un après-midi, Vargas Pardo [= directeur de publication] m'a parlé de lui et du fait qu'il préparait un bouquin fantastique (c'est le mot qu'il a employé), l'anthologie définitive de la jeune poésie latino-américaine, et qu'il était en train de chercher un éditeur. Et qui c'est, ce Belano ? lui ai-je demandé. Il fait des comptes-rendus dans notre revue, a dit Vargas Pardo. Ces poètes, ai-je dit, et j'ai observé l'air de rien sa réaction, ces poètes sont comme des maquereaux désespérés qui recherchent une fille pour faire affaire avec elle, mais Vargas Pardo a bien encaissé ma pique et a dit que le livre était très bon et que si nous ne le publiions pas (ah ! quelle manière d'employer le pluriel !), n'importe quelle autre maison le publierait. Je l'ai alors de nouveau observé l'air de rien et je lui ai dit : amène-le-moi, arrange-moi un rendez-vous avec lui et nous verrons bien ce qu'on peut faire.

Deux jours après Belano a fait son apparition dans les bureaux de la maison d'édition. Il portait une veste et un jean. La veste avait quelques déchirures non recousues sur les manches et le côté gauche, comme si quelqu'un s'était amusé à la transpercer de flèches ou de coups de lance. Le pantalon, bon, s'il l'avait enlevé, il aurait tenu debout tout seul. Il portait aux pieds des chaussures de sport qui faisaient peur rien qu'à les voir. Il avait des cheveux qui lui arrivaient aux épaules, il avait sans doute toujours été maigre, mais à présent il paraissait l'être encore plus. Il avait l'air de ne pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Eh bien mon vieux, ai-je pensé, quel désastre. Malgré tout il donnait l'impression de s'être douché le matin même. Je lui ai donc dit : monsieur Belano, voyons cette anthologie que vous avez faite. Il a dit : je l'ai déjà donnée à Vargas Pardo. On part du mauvais pied, ai-je pensé.

J'ai pris le téléphone et j'ai demandé à ma secrétaire de faire venir Vargas Pardo à mon bureau. Pendant quelques secondes aucun de nous deux n'a parlé. Carajo, si Vargas Pardo mettait un peu plus de temps à se pointer, le jeune poète allait s'endormir. Ca d'accord, il n'avait pas l'air d'un pédé. Pour passer le temps, je lui ai expliqué que des livres de poésie, on le sait bien, on en publie beaucoup, mais on en vend peu. Oui, a-t-il dit, on en publie beaucoup. Mon Dieu, il avait l'air d'un zombie. Pendant quelques instants, je me suis demandé s'il n'était pas drogué mais comment le savoir ? Bon, lui ai-je dit, et ça a été difficile de faire votre anthologie de poésie latino-américaine ? Non, a-t-il dit, ce sont des amis. Quel culot. Alors donc, ai-je dit, il n'y aura pas de problèmes de droits d'auteur, vous avez toutes les autorisations. Il a ri. C'est-à-dire, permettez-moi de vous expliquer, il a tordu la bouche ou a courbé les lèvres ou a montré des dents jaunâtres et a émis un son. Je jure que son rire m'a donné la chair de poule. Comment le décrire ? Comme un rire qui sortirait d'outre-tombe ? Comme ces rires que l'on entend parfois quand on marche dans le couloir désert d'un hôpital ? Quelque chose comme ça. Et après, après le rire, on aurait dit que nous allions replonger dans le silence, ce genre de silence gênant entre des personnes qui viennent de faire connaissance, ou entre un éditeur et un zombie, en l'occurrence c'est la même chose, mais moi la dernière chose que je désirais c'était me voir pris à nouveau dans ce silence, et donc j'ai continué à parler, j'ai parlé de son pays d'origine, le Chili, de ma revue où il avait publié quelques comptes-rendus littéraires, de la difficulté qu'on avait parfois à se débarrasser d'un stock de bouquins de poésie. Et Vargas Pardo qui n'arrivait pas (il devait être pendu au téléphone à jacasser avec un autre poète !). Alors, juste à ce moment-là, j'ai eu une sorte d'illumination. Ou de pressentiment. J'ai su que je ferais mieux de ne pas publier cette anthologie. J'ai su que ce serait mieux de ne rien publier de ce poète. Que Vargas Pardo et ses idées géniales aillent se faire voir chez les Grecs. S'il y avait d'autres maisons d'édition intéressées, eh bien qu'elles le publient elles, pas moi, j'ai su, pendant cette seconde de lucidité, que publier un livre de ce type allait m'attirer la poisse, qu'avoir ce type assis devant moi dans mon bureau, qui me regardait avec ses yeux vides sur le point de s'endormir, allait m'attirer la poisse, que la poisse était probablement en train de planer au-dessus du toit de mes éditions comme un corbeau puant ou un avion d'Aerolineas Mexicanas destiné à s'écraser contre le bâtiment ou se trouvaient mes bureaux. ... [...]
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Un jour je lui ai demande où est-ce qu’il était alle. Il m’a dit qu’il avait suivi un fleuve qui relie le Mexique a l’Amerique centrale. Que je sache, ce fleuve n’existe pas. Il m’a dit, pourtant, qu’il avait suivi ce fleuve et qu’il pouvait dire maintenant qu’il connaissait tous ses meandres et affluents. Un fleuve d’arbres ou un fleuve de sable ou un fleuve d’arbres qui par endroits se transformait en un fleuve de sable. Un flux constant de gens sans travail, de pauvres et de creve-la-faim, de drogue et de douleur. Un fleuve de nuages sur lequel il avait navigué pendant douze mois et sur le cours duquel il avait trouvé d’innombrables iles et peuples, meme si toutes les iles n’etaient pas peuplees, et où parfois il a cru qu’il allait rester vivre pour toujours ou qu’il allait mourir. De toutes les iles visitees, deux etaient prodigieuses. L’ile du passe, a-t-il dit, où n’existait que le temps passe et dont les habitants s’ennuyaient et étaient raisonnablement heureux, mais où le poids de l’illusion était tel que l’ile s’enfonçait chaque jour un peu plus dans le fleuve. Et l’ile du futur, où le seul temps qui existait etait le futur, et dont les habitants étaient reveurs et agressifs, si agressifs, a dit Ulises, qu’ils finiraient probablement par se bouffer les uns les autres.
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Un temps la Critique accompagne l’Œuvre, ensuite la Critique s’evanouit et ce sont les Lecteurs qui l’accompagnent. Le voyage peut etre long ou court. Ensuite les Lecteurs meurent un par un et l’Œuvre poursuit sa route seule, meme si une autre Critique et d’autres Lecteurs peu à peu s’adaptent a l’allure de son cinglage. Ensuite la Critique meurt encore une fois et les Lecteurs meurent encore une fois et sur cette piste d’ossements l’Œuvre poursuit son voyage vers la solitude. S’approcher d’elle, naviguer dans son sillage est signe indiscutable de mort certaine, mais une autre Critique et d’autres Lecteurs s’en approchent, infatigables et implacables et le temps et la vitesse les devorent. Finalement l’Œuvre voyage irremediablement seule dans l’Immensite. Et un jour l’Œuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’eteindra, et la Terre, le Systeme solaire et la Galaxie et la plus secrete memoire des hommes. Tout ce qui commence en comedie s’acheve en tragedie.
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Roberto Bolano - Entre parenthèses .Ignacio Echevarria vous présente l'ouvrage de Roberto Bolano "Entre parenthèses" aux éditions Bourgois.http://www.mollat.com/livres/roberto-bolano-entre-parentheses-9782267021455.html
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