Tibère avait horreur que des inconnus entrent dans sa librairie. En fait, il détestait également les habitués. Les habitués qui fréquentaient la librairie Tibère étaient toujours à l'affût de la moindre occasion d'y prouver ce qu'ils valaient, capables de s'envoyer dans la foulée «
La Recherche du temps perdu » et les trois dernières thèses publiées à son sujet en moins de temps qu'il n'en fallait à la mère d'un gnard pour lui relire sa collection complète de Martine.
Tibère était une librairie qui avait vraiment du caractère. Ses murs étaient jaunes, mais personne ne le savait car ils étaient cachés par des rayonnages recouverts de livres en rangs serrés. Rien d'étonnant à cela : l'une des nombreuses règles tacites du lieu était l'obligation, pour l'ensemble de la clientèle, d'aimer les livres. Brochés, poche, neufs, occasion, beaux-livres, in folio, tout était autorisé, excepté les mangas, les magazines, la chick-litt, et Harry Potter. Ne pas lire de livre était tout à fait inacceptable. le fait de réclamer un livre audio était aussi considéré comme un péché, mais le plus grand des péchés, c'était d'être un inconnu dans ces lieux. Ici, personne n'aimait les inconnus. On ne pouvait pas se fier à eux. Ils étaient capables de demander des cartes postales, le dernier Goncourt ou des journaux turfistes.
Aussi, lorsqu'un homme, des écouteurs aux oreilles, s'approcha du guichet d'information, les trois professeurs d'université qui se disputaient et le dernier
Merleau-Ponty et la chaire de sémiologie se turent et un ricanement doublé d'un rictus étira leurs traits, au risque de déséquilibrer leurs lunettes posées qui sur le front, qui au bout du nez (il s'avéra que celui qui emporta finalement la chaire avait opté pour des verres de contact).
- Salut. Z'avez le dernier
Bourbon Kid?
Tibere se pencha sans quitter des yeux l'inconnu casqué. Il gardait à portée de main une monographie sans saveur sur Louis XVII, l'enfant du Temple.
- Ça fera 22€, dit-il en lui tendant l'exemplaire défraîchi qui n'avait échappé au pilon que par le hasard d'une grève des ouvriers du livre.
- C'est pas donné, dites donc.
- Ce serait contraire aux règles les plus élémentaires de mon métier, répondit Tibère sans un sourire.
L'inconnu parcourut les 50 premières pages d'un oeil interrogatif.
- C'est pas bandant votre truc. (D'un geste négligent, il sortit d'un sac informe porté en bandoulière une dizaine de volumes qu'il posa sur le comptoir. ). Les précédents étaient meilleurs.
Il sortit dans un regard. A peine eut-il refermé la porte derrière lui qu'un spécialiste de
Proust se ruait sur le premier tome, tandis qu'une journaliste du Monde des livres le lui arrachait des mains. Un producteur de France Culture leur piétina la tronche pour s'emparer du tome 2. Une agrégée de lettres détourna l'attention du thésard en littérature comparée en soulevant sa jupe et profita de la demi-seconde de lubricité que son geste suscita pour lui chourer le tome 3. Ensuite, ce fut la cohue généralisée. le rayon sciences humaines fut le premier à valser, les littératures du haut et bas moyen-age s'effondrèrent à la suite, entraînant dans leur chute un pan entier de philosophie épistémologique.
La librairie Tibère ne devait jamais s'en remettre. Des sorbonnards désargentés et dès lors sans scrupule ramassèrent les quelques ouvrages sauvés du désastre. L'immeuble fut rasé. Depuis, une célèbre enseigne de hambourgeois y prospère. Et parfois des intellos grisonnants en pantalon de velours côtelé jettent des regards pleins d'espoir sur des anonymes qui portent besace, dont pourrait sortir la collection complète des Bourbon kid…