Je vous disais il y a quelques mois que Spirou était devenu au fil des années une sorte d'entité protoplasmique s'étalant dans toutes les directions, avec de plus en plus de nouveaux auteurs sous l'impulsion de son éditeur, lui et son univers s'apparentant plus que jamais au système de production étasunien. C'est d'autant plus vrai que la série principale est mise en pause depuis quelques années maintenant au profit d'une multitude d'autres plus petites, et que Yohann et
Vehlmann ont repris leurs délires pulps des débuts en sortant un spin-off dénommé… Super Groom. J'attends toujours le crossover avec Houpette Man.
Émile Bravo, quant à lui, a signé chez Delcourt il y a déjà plus de dix ans pour un album dans la collection alors flambant neuve Une aventure de Spirou par… en parallèle de la série principale ; l'album était à l'origine le n°4, mais la numérotation ayant été abandonnée, je n'ai pas chroniqué (et même quasiment pas lu) les tomes précédents et ce volume peut tout à fait être pris comme un one-shot. L'objectif ? Retrouver le Spirou des débuts créé par
Rob-Vel, mais avec la sensibilité toute particulière qui caractérisait les Épatantes aventures de Jules. Gamin, je n'avais pas compris grand-chose, ni même aimé disons-le franchement ; maintenant que je relis ce Journal d'un ingénu avec mes yeux d'adulte, j'y trouve un plaisir de tous les instants, qui sera certainement ma meilleure surprise de cette fin d'année.
Spirouge le révolutionnaire !
Spirou retrouve donc l'époque où il était groom au Moustic Hotel (bien qu'il semblerait qu'il y soit retourné depuis), celle de son créateur
Rob-Vel où il se contentait de vivre des péripéties comiques en attendant le jour où
Jijé et surtout
Franquin viendraient en faire l'aventurier qu'on sait. Et qui dit genèse de Spirou dit aussi avant-guerre. Nous sommes donc en 1939, à l'époque où la Seconde guerre mondiale ne fait plus aucun doute. Pourtant des négociations secrètes ont lieu entre la Pologne et l'Allemagne pour tenter de calmer le jeu, et le sort a voulu qu'elles choisissent un hôtel particulier en Belgique… Je vous le donne en mille.
Mais tout ça est loin d'être une coïncidence car Spirou n'est alors qu'un M. Tout-le-monde ; c'est entre autres suite à ce qu'il va vivre dans cet album qu'il va se destiner à une vie plus trépidante. Adolescent naïf, il essaye de remplir correctement sa fonction de valet tout en aidant les gamins du quartier à ne pas se battre entre eux et en échappant aux corrections physiques du portier Entresol (oui, parce qu'on était à une autre époque). La pauvreté et toute cette effervescence font qu'il n'a jamais le temps de s'intéresser à la politique. Et ça tombe bien car il a une copine, une Wöke judéo-bolchévique qui pourrait bien y remédier…
La bombe atomique a eu des répercussions énormes sur les mangas ; de la même manière, depuis le lendemain de la guerre mais de plus en plus régulièrement, j'ai l'impression que le 9e art franco-belge se repenche sur les années 40 pour conjurer ses démons. En France, cela passe par l'énorme vague de BD adultes sur la Seconde guerre mondiale (la mère d'un ami m'a dit un jour qu'il n'y avait quasiment plus que ça !) ; mais en Belgique, on voit également les grands héros jusque-là apolitiques se repencher sur ses traumatismes. Tintin étant mort avec
Hergé (puis zombifié par Moulinsart SA), c'est à l'autre figure de proue de la BD belge que revient le devoir de mémoire. Si Spirou a bel et bien servi de couverture à des résistants (avant de devenir après la guerre la vitrine d'un colonialisme décomplexé devant lequel Tintin au Congo a l'air d'un album de coloriage), ce n'est que depuis la fin des années 2000 que le Spirouverse commence à revenir avec recul sur cette période emblématique. Récemment, nous avons eu La Bête qui derrière son histoire de marsupilami décrivait le quotidien d'un enfant de tondue ; Une aventure de Spirou par… s'est vu offrir il y a quelques années par Yann et Schwartz le diptyque le groom vert-de-gris / La femme léopard où Spirou était résistant ; dans une veine plus pulp a également surgi un spin-off sur la jeunesse de Champignac contre les nazis. Aujourd'hui, nous nous penchons sur la version d'Émile Bravo. le contexte géopolitique est au centre même de l'intrigue ; il émane également des personnages, entre les différentes rivalités qui existaient au sein d'une Europe plus tendue que jamais. En Belgique, la BD n'est toujours pas prise au sérieux mais se trouve entre les mains de la droite dure voire extrême : c'est l'occasion de lancer des piques à Tintin, seul héros connu d'alors, marionnette de l'abbé Wallez et considéré comme un aventurier petit-bourgeois. Comme il est prolétaire, les communistes proposent d'ailleurs à Spirou de devenir un anti-Tintin au service du socialisme : « le rouge te va si bien ! ».
Alors que diverses intrigues s'entrelacent au Moustique Hôtel, les négociations secrètes vont de mal en pis. Spirou, au courant des bruits de porte, tente simplement de vivre sa vie et de satisfaire l'élue de son coeur. Et sachant que tous les archétypes de l'histoire d'amour sont cochés (rencontre par collision, promenade au parc), tout ça aurait pu donner une romance extrêmement mièvre ; seulement voilà, on a Bravo. La sensibilité du héros éclate comme jamais, impulsif mais loyal, toujours au service des plus faibles. En parallèle, sa copine qui a du caractère l'initie à la complexité de la politique et fait tomber au passage quelques préjugés chauvins ; le tout avec une certaine sensualité, tout à fait chaste mais ainsi encore plus tendre.
Tout ça nous donne 62 pages à la Bijoux de la Castafiore : très peu d'actes héroïques, une histoire qui tient moins de l'aventure que de la vie de tous les jours, énormément de situations comiques, mais tout ce qui n'est pas au service de l'action l'est pour approfondir les personnages. Et croyez-moi, on ne s'ennuie pas une seule seconde ! Les fusils de Tcheckov jaillissent avec une imprévisibilité croissante pour multiplier les situations tragi-comiques. le tout au service d'un message politique finement dilué, nuancé et sans prosélytisme : on n'est pas dans le délire débilo-régressif qu'était Spirou chez les Soviets (me faites pas dire ce que j'ai pas dit, j'ai adoré cet album). Bref, comme Tintin avant lui, Spirou prouve qu'il n'a pas besoin d'offrir un récit d'aventures pour faire de la BD populaire et de qualité.
Bon, c'est bien beau, tout ça, mais…
On a donc là un des meilleurs albums de Spirou à ce jour, mais le fait de placer son contexte dans la Seconde guerre mondiale revient poser une question qui cause des problèmes à toutes sortes de héros populaires : comment se fait-il qu'il n'ait toujours pas vieilli ? Logiquement, dans les nouveaux albums, Spirou devrait être aussi ridé que ma grand-mère ! Qu'ils s'appellent Fantasio, les Pieds Nickelés ou Riri, Fifi et Loulou, les héros ne changent bien souvent pas contrairement à leur époque ; si bien qu'un personnage de jeune des années 2020 peut tout à fait avoir connu le minitel. Et la cohérence de la saga Spirou est d'autant plus compromise quand on sait qu'à la même époque Champignac est censé être plutôt jeune, sans parler qu'avec la suite monumentale (300 pages !) qu'Émile Bravo a décidé d'offrir à ce Journal d'un ingénu, il y a des chances pour que l'on aboutisse à une histoire pas du tout raccord avec celle de Yann et Schwartz, censée se dérouler quelques années plus tard.
S'il fallait établir une chronologie canon de la vie de Spirou, on aurait assurément quelques problèmes : il faudrait virer d'office le Petit Spirou, par exemple (c'est censé se passer dans les années 20 et ils ont des téléphones portables !). D'autres albums proposant des origines fantaisistes au héros (exemple typique : Fondation Z) devraient eux aussi se faire virer ; mais ça devient franchement problématique dans la mesure où les BD de son créateur lui-même,
Rob-Vel, risqueraient de sauter également ! L'idée qu'avec un peu d'eau-de-vie un dessin puisse devenir un être humain (comme diraient les Tortues Ninja) causerait en effet quelques problèmes de suspension d'incrédulité au lectorat moderne.
Au final, les aventures de Spirou forment un ensemble hétérogène dans lequel chaque nouveau dessinateur pioche un peu ce qui l'arrange. Mais est-il plus fautif que les super-héros étasuniens, qui doivent régulièrement être rebootés pour garder un semblant de cohérence ? Finalement, c'est le même combat : avec toutes ces BD éparses se recoupant plus ou moins, il ne s'agit plus tant de raconter la vie d'une personnalité aussi illustre que fictive que de créer un mythe moderne autour d'un héros et de ses alliés. N'empêche… Si l'on découvrait que Spirou et ses amis devaient leur jouvence éternelle à un traitement expérimental du comte de Champignac, je me dis que ça ferait peut-être un chouette album…
Conclusion
Quoi qu'il en soit,
Spirou, le journal d'un ingénu est une merveille de tendresse et d'intelligence, déjà saluée comme elle le méritait par la critique mais curieusement boudée par la blogosphère (ça ferait un superbe article sur le Bibliocosme, je dis ça je dis rien 😛 ). On pourra s'amuser à trouver quelques faux raccords, mais de la part d'un dessinateur qui ne sait même pas faire correctement une perspective, ce serait l'hôpital qui se moque de la charité. J'ai pour ma part hâte de lire L'espoir malgré tout, cette fameuse suite coupée en pas moins de quatre albums. Et tant que j'y suis, je vais aussi lire le diptyque du Groom vert-de-gris, parce qu'après tout, c'est pour ma culture…
Lien :
https://cestpourmaculture.wo..