Des lits de fuite
Le Vietnam est un des démons de l'Amérique. Ce traumatisme né d'une guerre anachronique tourmente encore le pays le plus puissant du Monde qui a perdu un conflit sans être véritablement défait. Peut-être qu'un jour, le temps aidant, la grande recyclerie mémorielle de ce pays transformera cet épisode en nouveau western. Et on sait depuis au moins Liberty Valance que quand la légende est plus belle que la réalité…
En attendant, si «
Sale Boulot » de
Larry Brown nous confronte une nouvelle fois à cet univers des « Vets » revenus brisés physiquement et moralement, il propose un récit d'une profonde originalité, dans le huis-clos d'une chambre d'hôpital.
Ils sont deux.
Braiden Chaney n'est plus qu'un tronc. Découpé par la mitraille, il est alité depuis 22 ans dans un hôpital militaire, où il survit avec la présence bienveillante de Diva, son infirmière, ses sit-com à la télévision, sa bière et son monde imaginaire, quelque part en Afrique entre lions, crocodiles et nubiles. Même Jésus vient parfois le visiter.
Un jour, on amène un nouveau patient dans le lit voisin. Walter James lui, est entier, mais profondément défiguré, sujet à des épisodes d'absence et de délire, dont le dernier l'a conduit inconscient dans cette chambre.
L'un est noir, l'autre non, l'un n'a plus ses membres, l'autre n'a plus toute sa tête, mais ils partagent la même enfance bousillée, encroûtée par la pauvreté et le destin plombé, là-bas, dans le Sud.
Des laissés-pour-compte.
Inévitablement, on pense à «
Johnny s'en va-t-en guerre » de
Dalton Trumbo (c'est d'ailleurs la 1ère pensée de Walter en voyant son voisin), mais aussi à Misfits ou à Au Revoir Là-haut. Pourtant, aucune référence ne permet d'approcher vraiment l'originalité de ce roman.
Au début, les deux hommes s'observent, se méfient, puis peu à peu, se confient.
Ce roman n'est pas forcément facile à lire. D'abord parce que l'histoire est profondément triste et que les dernières pages sont bouleversantes, car Brown sait entretenir le suspense. Mais c'est aussi la forme qui surprend : les récits entrecroisés, les retours en arrière, les divagations…Il faut rester concentré pour ne pas perdre le fil.
Mais, à ce prix, c'est une lecture marquante et un grand roman. Cru, dur, frappant au coeur et à la tête.