Tout d'abord, je dois rendre hommage à la plume d'
Estelle-Sarah Bulle que j'ai trouvé particulièrement chantante et colorée, fidèle à la tradition de l'oralité que l'on retrouve dans les contes caraïbéens. Ses bons mots, tantôt drôles, tantôt poétiques, sont au service des souvenirs rapportés au fil des chapitres par les membres de la famille Ezéchiel et rendent le récit particulièrement authentique.
Il s'agit d'un roman polyphonique divisé en courts chapitres qui alternent entre trois membres diamétralement opposés d'une fratrie :
- Antoine : la tante exubérante, provocatrice et emmerdeuse pour certains, mais surtout « business woman » libre et indépendante. Une forte tête crainte et respectée par l'ensemble de la famille ;
- Lucinde : couturière hors pair qui rêve de luxe à la métropolitaine et est constamment tiraillée entre sa fierté insulaire et son envie de vivre dans un monde qui se refuse à lui ouvrir ses portes ;
- Et Petit frère, le père de la narratrice (Eulalie) : le benjamin de la famille, écrasé par l'ombre de ses soeurs. Il grandi sans l'amour de sa mère, décédée en couche, ce qui va déterminer nombre de ses actes.
Tour à tour, chacun livre une partie de son histoire. de leur jeunesse à leurs départs successifs pour la Métropole, on rassemble les pièces de leur vie et on comprend peu à peu ce qui les a amenés là.
Les discours sont plein de contrastes, tout comme la Guadeloupe qui restera, en dépit de tout, leur terre de coeur. L'île et ses paradoxes nous sont racontés : mitoyenneté entre bidonvilles et villas, mélange entre religion et superstitions diverses (« quimboiseurs », sortilèges et « noms de savane »), saveurs venues d'ailleurs, musique et carnaval… C'est ce métissage permanent qui caractérise les îles. Elles se comprennent par leur héritage historique, source de conflits et de passion.
L'autrice s'attarde, en effet, sur ce passé esclavagiste, les inégalités sociales encore prégnantes sur l'île, le développement économique à deux vitesses et peu respectueux des particularismes locaux.
Estelle-Sarah Bulle aborde également, par la voix de ses personnages, la délicate question raciale, la dévalorisation des couleurs de peaux les plus foncées au sein même des Antilles, gangrénées par ce passé colonial, où être clair signifie toujours « être sauvé ».
C'est le traitement de cette perte de repères que j'ai trouvé particulièrement intéressant. Un peuple Antillais « dans l'entre-deux du monde » :
- qui ne puise pas ses origines dans les îles, mais dans un ailleurs oublié (Afrique, Inde, Chine, Syrie, Amériques) ;
- qui ne se retrouve dans aucun modèle et qui tente, vainement, de se raccrocher à des représentations noires-américaines qui ne lui ressemblent pourtant pas ;
- qui, en tant « qu'immigré de l'intérieur », est souvent oublié de la Métropole, en plus d'être confronté à un plafond de verre qui l'empêche de gravir les échelons sociaux.
Ce sont, pour partie, ces facteurs qui poussent de nombreux Antillais à se rendre de l'autre côté de l'océan, à la quête d'un meilleur et qui, une fois partis, ne sont plus reconnus comme des Antillais à part entière. Non-sens pour une population issue du métissage et des allers et venues. C'est la métaphore du jardin créole, où chacun est différent mais s'accorde, que j'ai trouvé si jolie.
Si les problématiques abordées et la plume de l'autrice m'ont fait passer près du coup de coeur, je ne me suis toutefois pas complètement laissée embarquer. En effet, comme précédemment expliqué, il s'agit davantage d'une collection de souvenirs que d'une histoire portée par une intrigue. C'est, je pense, ce qui m'a manqué pour être complètement transportée.
La lecture n'en reste pas moins intéressante et je vous la recommande. En tout cas, j'ai hâte de savoir ce que nous réserve
Estelle-Sarah Bulle pour de prochains romans.
En bref : «
Là où les chiens aboient par la queue » est un récit lucide et authentique qui aborde la question des origines et de l'identité d'un territoire et qui est porté par une plume savoureuse. Une belle découverte.
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