Le chevalier jean de Sterpigny a rencontré la comtesse Valensky dans un dîner mondain. Non parmi les invités. Barbara « a fui la révolution bolchevique » et, ayant tout perdu, elle est engagée comme domestique dans une demeure bourgeoise. La maîtresse de maison se réjouit : « Elle a de l'allure. Ça nous change (…) du tout venant ». Jean est outré de cette remarque : « sous le vernis de l'élégance, la vulgarité se dévoile ». Il ironise : « Une belle acquisition, en quelque sorte ».
Cette perle rare, il l'attend à la fin de son service, l'invite, puis l'épouse. Leur bonheur sera, hélas, de courte durée. Deux ans plus tard, Barbara perd la vie en mettant au monde leur premier enfant. Éperdu de douleur, Jean ne veut même pas voir cette petite Héloïse, qu'il rend responsable de la disparition de sa femme adorée et qui, en plus, est affligée d'un pied bot.
«
La dérive des sentiments » est le deuxième roman de
Bernard Caprasse, dont «
Le cahier orange » avait été pour moi un gros coup de coeur.
L'auteur choisit ici pour décor cette région qu'il connaît bien, l'Ardenne, mais il change de registre et d'époque.
Après le prologue, chaque partie porte le prénom d'une femme : Barbara, Héloïse, Charlotte, Esméralda et développe l'histoire sur trois générations.
Barbara n'apparaît que pendant une vingtaine de pages. Elle représente pour Jean de Sterpigny un amour aussi passionné qu'éphémère, puisque, comme c'était fréquent à l'époque, elle meurt en couches. « Ce devait être la nuit du bonheur. Ce fut celle du cauchemar ». Lorsque Jean en rejette la responsabilité sur la petite, c'est la nourrice de celle-ci qui se charge de le secouer et de lui remettre les idées à l'endroit.
Les femmes sont donc au coeur de ce roman et exercent une forte influence sur les hommes qui les entourent : fils, pères, maris.
Celle qu'on suit tout au long de l'histoire, c'est Héloïse de Sterpigny. Malgré toutes les misères que la vie lui impose, elle ne baisse jamais les bras. Elle se montre forte et redresse la tête après chaque coup du sort.
A peine avait-elle ouvert les yeux qu'elle était frappée par l'adversité. Il faut qu'elle conquière ce père qui ne veut pas d'elle, qu'elle surmonte son handicap et supporte la méchanceté de l'entourage : les enfants de l' école la surnomment « boitillon ». Ensuite, les jeunes gens de bonne famille que son père invite dans l'espoir de lui trouver l'amour, évaluent les biens des Sterpigny, mais préfèrent à l'héritière des filles dont les deux jambes sont d'égale longueur. La pauvre essuie de leur part plus d'une humiliation. C'est l'occasion pour
Bernard Caprasse de brosser de la société un portrait sans concession.
Les nobles acceptent avec condescendance les largesses de ce petit hobereau de campagne, mais tout ce qui les intéresse, c'est de profiter de ce qu'il leur offre : écuries gratuites pour y loger leurs chevaux, bois giboyeux pour chasser, fêtes somptueuses, banquets. Mais entre eux, ils le considèrent comme « une petite noblesse sentant la bouse qui promenait sa fille, une jument fourbue. »
Louis Taverneux, le maquignon, est ambitieux. Il se fait bâtir une luxueuse villa sur les hauteurs, comme une gentilhommière dominant la plèbe dont il est pourtant issu. Il renie sa propre mère. Il méprise les villageois. En retour, ceux-ci boudent le vin d'honneur offert pour son mariage. « Le négociant (…) s'en serait presque réjoui. On déteste ceux que l'on craint. Un signe de sa puissance naissante. » Son seul dieu, c'est l'argent. « Il tapota son veston à hauteur du portefeuille en riant doucement. »
En situant son récit de 1921 à 2006, l'auteur peut faire allusion à quelques événements historiques qu'a connus la Belgique. Il ne s'attarde pas sur la guerre, largement évoquée dans son premier ouvrage. « Bien qu'il se déroulât à Sterpigny des combats intenses, le manoir avait été largement épargné. » En revanche, il décrit les manifestations estudiantines, échos du mai 68 français. Il évoque le « Walen buiten » à Louvain, à l'occasion duquel l'université va se scinder en deux. Vivant ma jeunesse dans un village flamand, j'ai bien connu cette époque et j'ai souffert de ce sectarisme.
Le lecteur pourra également vivre ou revivre la création de Louvain-la-Neuve ou les grèves de la faim contre l'expulsion d'étudiants étrangers en 1970.
Bien sûr, l'intrigue est importante. Pour ma part, je l'ai trouvée bien menée, mais je vous laisse le plaisir de la découvrir.
J'ai dévoré ce roman qui sait ménager son suspense et entraîner son lecteur au fil d'aventures, de querelles, d'amitiés, d'amours qui ne laissent pas de temps mort.