Quand j'ai lu ce roman, il y a fort longtemps, je n'ignorais ni la réputation du livre, ni les opinions de son auteur. Pourtant, j'avais été estomaqué par cette découverte littéraire. le premier chapitre qui nous plonge dans la première guerre mondiale, avec son héros, m'avait presque foudroyé.
Qui donc pourrait nier que Céline est un très très grand écrivain ? Il se caractérise d'abord et avant tout par son écriture tout à fait extraordinaire, proche de la langue populaire, mais en réalité « entièrement artificielle, entièrement littéraire » qu'il a lui-même créée (comme l'a noté
J. Gracq). de ce point de vue, il est profondément original, même s'il a été ensuite imité par d'autres auteurs.
Mais son approche de l'humanité, dans ses composantes les plus humbles et les plus sordides, est également unique. On sent chez lui un mélange intense de vraie compassion et de dur mépris pour l'homme. Sa lucidité est terrible. Derrière l'écrivain, on devine l'homme personnellement blessé à mort sur le plan moral; c'est la Grande Guerre qui lui a porté ce coup, semble-t-il. Il est devenu homophobe, anticommuniste, anticapitaliste, anticolonialiste, antisémite, "anti tout". Au moment de la publication du "
Voyage au bout de la nuit", il portait déjà en lui cette rage contre ce monde abominablement mal fait, aux mains des puissants. Toutefois, force est de constater qu'il n'avait pas encore écrit ses pamphlets les plus grossiers et les plus haineux contre la "race juive" qui allait bientôt devenir sa principale tête de Turc.
L'histoire qui nous est racontée est celle de Bardamu, une sorte d'Ulysse moderne qui se confronte à (presque) toutes les abominations du monde, d'abord dans le conflit mondial, puis dans les colonies françaises, puis dans l'antre du capitalisme (l'Amérique), et finalement dans les quartiers misérables de la région parisienne. Evidemment Bardamu, c'est un peu ou beaucoup l'écrivain lui-même. Comme chacun sait, Céline était le nom de plume du docteur Destouches, qui soignait les pauvres avec dévouement. Il était lui-même l'image de l'ambiguïté existentielle du genre humain, qui est capable du meilleur et du pire.
Reste l'éternelle question: doit-on rejeter un écrivain génial, en raison de ses abjectes prises de position politiques ? Ma réponse est claire et sans appel: pour moi, c'est non.