Céline nous propose un
voyage au bout de la nuit… A quoi faut-il s'attendre ? A priori, nous n'embarquerons pas pour de folles embardées à travers les cabarets de Paris. La nuit n'est pas synonyme de luxe mondain ou de débauche des sens. Tout au plus visiterons-nous quelques lieux paumés qui marquent la vie nocturne américaine des années 30, mais loin de l'enthousiasme et de l'esprit d'esbroufe qui définissent la clientèle mondaine habituée aux grands galas. Tout ceci est de très bon augure. Mais se pose alors légitimement la question de savoir quelle est cette nuit dont nous parle Céline. Cette question sera portée à travers tout le livre, métaphore d'un destin obscur dont on ne voit pas le bout. D'ailleurs, on ne distingue pas mieux le début de cette aventure, et pour ce qui est de la question présente, on se cogne contre les murs…
Les 600 pages du roman commencent avec la jeunesse de Bardamu qu'on imagine sans mal être l'alter-égo de Céline. A l'âge où il faut effectuer ses premiers choix de vie, Bardamu s'engage sur un coup de tête dans une troupe militaire. Rien à comprendre à cette décision qu'on peut résumer à un caprice, à une folie de jeunesse ou à une envie déraisonnée de voir les choses de ses propres yeux. Au-delà de ces justifications de pacotille, on sent que Bardamu est déjà rongé, sans qu'il ne le sache encore consciemment, par l'incertitude qui marque l'existence, et par l'imprécision et le caractère mensonger des mots auxquels on ne peut pas faire confiance. Parce qu'il n'en peut plus de déblatérer pendant des heures au sujet de l'engagement patriotique avec son ami, Bardamu met fin à l'incommunicabilité de l'expérience en décidant de la vivre.
Bardamu passant du côté de l'action, on pourrait croire (craindre ?) que Céline nous embarque dans l'histoire d'une guerre sur des centaines de pages. Ce serait mal connaître l'écrivain. Les engagements, surtout lorsqu'ils relèvent de la jeunesse, ne sont pas faits pour durer. Aucune histoire, aucun désir, aucune certitude ne peut porter sur la durée d'une vie. Ebranlé par l'horreur de la guerre, loin des clichés glorieux qu'il imaginait, Bardamu reçoit l'ultime frappe de l'absurdité. Il s'enfuit comme un lâche, c'est-à-dire comme un homme lucide. Déjà, toutes les illusions qu'il pouvait encore conserver au sujet de l'humanité ont disparu :
« Il y a les boyaux. Vous avez vu à la campagne chez nous jouer le tour au chemineau ? On bourre un vieux porte-monnaie avec les boyaux pourris d'un poulet. Eh bien, un homme, moi je vous le dis, c'est tout comme, en plus gros et mobile, et vorace, et puis dedans, un rêve. »
Si, dès le début du roman, Bardamu semblait nourrir des doutes concernant le sérieux de l'existence, l'absurdité de la guerre les lui aura confirmés. le
voyage au bout de la nuit a bel et bien commencé, et même si Bardamu souhaite à présent poser ses bagages et retourner dans la contrée plutôt calme et tranquille de son ignorance, il ne le peut plus. Alors, il se masque les yeux et essaie, par tous les moyens, de se détourner de l'absurdité en redonnant du sens à son existence. Il nourrit une foule de projets qui pourraient presque donner l'impression, à un spectateur qui n'aurait pas accès à ses pensées, qu'il est un homme sain, au faîte de son énergie.
Tout d'abord, il part en Afrique, pensant s'éloigner du climat délétère du monde occidental et renouer avec la beauté sauvage de la faune et de la flore. En fait, ce sera surtout l'occasion de trouver une nouvelle fois confirmation de la laideur du tempérament humain. Les règnes végétal et animal ne sont qu'une extension du chaos qui régit le domaine du vivant.
Bardamu s'enfuit alors sur les terres plus civilisées des Etats-Unis mais il retrouve à nouveau la condition désespérante de l'être humain, dissimulée cette fois-ci derrière les artifices mensongers de l'art, du spectacle et du théâtre. Alors, Bardamu se résigne à rentrer en France et à reprendre ses études pour devenir médecin. Cette formalité remplie, il ouvre son cabinet et se lance dans sa carrière. Ce n'est pas la gloire et dans son patelin de pauvres, Bardamu est à peine considéré comme un gratte-merde, soulevant les croûtes rances des plaies de ses patients et révélant avec elles leurs horreurs les mieux dissimulées. Entre temps, Bardamu se lie et essaie de jouer la comédie amoureuse mais, parce qu'il n'y croit pas et ne veut pas faire l'effort d'y croire, il finit par abandonner.
Tout au long de ces années, Bardamu n'arrivera pas à se détacher de l'inquiétude qui est née de son expérience de l'absurdité et qu'il éprouve dans le moindre aspect de son existence. C'est qu'il a déjà bien entamé son voyage et qu'une fois monté à bord du véhicule qui permet de l'effectuer, il est impossible de lever le doigt et de demander l'arrêt ou le retour arrière. Nouvelle fatalité à laquelle doit se résoudre Bardamu… Lâche d'apparence –car il fuit plus souvent qu'à son tour- Bardamu décide pourtant d'affronter courageusement cette nuit qui se profile en face de lui. Après tout, puisqu'elle constitue la destination finale de tous les hommes, autant se parer de lucidité et choisir comme compagne de route l'inquiétante vérité, dissimulée derrière une couche de comédie et de mots qui ont perdu toute leur sens.
Alors qu'il paraît sinistre à première vue –parce qu'il révèle tous les actes mesquins et égoïstes des hommes- le voyage de Bardamu finit par devenir grandiose. Ses étapes lui permettent de gagner en nuances, et en acceptant la vérité, Bardamu accepte peu à peu la moisissure de l'être humain, qui n'est autre que cette lâcheté ou cette terreur d'accepter de voir les choses telles qu'elles le sont vraiment. Alors qu'il se battait avec férocité contre ses semblables lorsqu'il ne les connaissait pas encore, Bardamu semble finir par les accepter dans leurs retranchements les plus répugnants. Les hommes ne sont coupables de rien –ils sont seulement victimes de l'existence et de leur lâcheté qui les empêche d'y faire face.
Cette métamorphose rend le voyage de Bardamu troublant. Il fait traverser au lecteur des territoires qu'il aurait difficilement pu soupçonner. Les certitudes disparaissent mais ne cèdent pas la place au désespoir. Au contraire, la grandeur d'une âme émerge derrière la destruction des apparences. Bardamu ne cherche plus à se cacher derrière un mauvais jeu de comédie et s'il en ressort des désagréments compréhensibles, les relations qu'il lie avec les autres changent à leur tour de dimension. Jusque-là conflictuelles, chargées d'animosité, elles deviennent plus tolérantes car tous les hommes sont liés par la même fatalité. Bardamu ne prend plus leur hostilité, leur fourberie ou leur méchanceté comme des manifestations de violence dirigées contre lui mais comme l'expression –inappropriée- de leur frousse à l'idée de ne pas connaître les raisons qui les poussent à s'agiter et à se fatiguer autant sur Terre.
Le voyage semble se conclure lorsque Bardamu finit gavé de vérité. Symboliquement, une nouvelle journée est sur le point de paraître. On ne sait pas si Bardamu s'arrêtera au terme de sa destination ou s'il choisira de poursuivre plus loin, dans une autre direction, que Céline laisse au choix du lecteur... La nuit n'était peut-être qu'une étape d'un voyage qui ne demande qu'à être poursuivi ?…
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