Les cartes postales sont toujours trompeuses. Elles vantent des plages de sable fin, de vieilles voitures américaines très colorées, des plantations de tabac immenses et verdoyantes.
Pedro Juan Gutiérrez prend la carte, la déchire, nous prend la main pour nous guider dans Cuba. Sous-entendu : le vrai. L'ancien rêve communiste. L'ancienne utopie égalitariste. Certes, le soleil et la chaleur sont toujours là, mais même sur la plage, ils n'ont rien d'enjôleurs : le soleil brûle la peau, la plage est jonchée de bouteilles de mauvais rhum.
L'insatiable homme araignée semble alors opposer deux dynamiques : d'une part, celle d'un rêve politique et social qui se dilue dans une réalité matérielle très difficile ; de l'autre, et c'est cette dynamique qui porte réellement le livre, la vitalité d'un homme et d'un artiste.
Pour commencer, la forme du livre interroge. S'agit-il d'un recueil de nouvelles, d'un roman ou d'une autofiction ? Autofiction sûrement, car plusieurs signes indiquent qu'auteur et narrateur ne font qu'un, partageant les mêmes professions (journaliste et écrivain), le même âge ... le livre est donc une mise en scène quasi contemporaine des évènements vécus (Gutiérrez termine d'écrire le livre en 2001, et les principaux évènements ont lieu lorsqu'il a 50 ans, donc vers 2000). le qualificatif de recueil de nouvelles, lui, pourrait se justifier par le fait que chaque épisode reçoit un titre ; chacun de ces épisodes narre une tranche de vie précise, et a un début et une fin. Cependant, la frontière avec le roman est mince, puisque l'ensemble des épisodes fait sens comme un tout, et chacun d'eux peut être vu non pas comme une nouvelle, mais comme un chapitre. Les thèmes développés sont les mêmes, les personnages sont récurrents (le narrateur évidemment, sa compagne Julia, sa mère, Gloria ...) et l'on peut aisément relier les différents récits entre eux. Ainsi donc, le livre de Gutiérrez revêt une forme hybride, où il se met au centre d'un récit décrivant ses errements amoureux et sexuels dans un Cuba délabré.
Bien qu'engagé dans une relation de couple avec Julia, le narrateur côtoie intimement de nombreuses femmes, attiré par leurs formes et leur goût pour la chose. Son émotion, si elle est parfois amoureuse - ainsi pour le premier chapitre / la première nouvelle -, est toit de même davantage physique, symbolisée par son vît dressé dont le narrateur ne rechigne pas à décrire la dureté ou la longueur. le sexe - dans toutes ses dimensions, depuis le regard appuyé jusqu'à l'acte proprement dit en passant par l'invitation verbale plus ou moins insistante - est omniprésent dans le récit, omniprésent à Cuba : dans les lits, les hôtels, les parcs .. le langage cru et direct célèbre les corps chauds et sensuels et ne cherche pas à cacher ou à enjoliver l'acte sexuel. Poils, sueur, salives et autres liquides corporels dégoulinent de chaque page. le sexe est ici amoral, et il est aussi un facteur d'égalité des sexes, car le narrateur est aussi recherché par ses partenaires féminines. Toutefois, le corps de la femme est parfois objectivé, comme en témoigne l'épisode de l'hôtel, où le narrateur et deux de ses compagnons tentent, sans succès, de parvenir à leurs fins avec quatre jeunes femmes. de la même façon, si l'infidélité masculine est décrite comme normale - l'homme a des besoins et toute femme sensée ne laisse pas sortir son mari de chez elle sans l'avoir délivré de ses démons charnels -, l'infidélité féminine est toujours perçue comme une attaque contre la dignité de son mari, une blessure irrémédiable. Ainsi l'acte sexuel peut-il être amoral - dans le cas des hommes et des femmes qui se donnent au narrateur - ou purement moral, si une épouse en venait à tromper son mari.
Le narrateur, cependant, n'est pas qu'un être de chair. D'ailleurs, son corps, lentement, le trahit, la vieillesse le guette. A cinquante ans, et malgré sa vigueur infaillible, il s'inquiète des signes annonciateurs de la déchéance physique (ainsi l'épisode du spermogramme). Les cigares et le rhum, associés à l'écoute de Brahms ou de Wagner - ce qui le place, donc, dans une catégorie intellectuelle élevée, à défaut de la catégorie sociale - entament aussi son esprit tout en l'élevant et en lui permettant de créer ses oeuvres littéraires ou picturales. le narrateur apparaît ainsi comme un être ouvert à toutes les passions, physiques comme intellectuelles, égocentrique, dépendant de l'affection des femmes, meurtri par l'amour et affligé par la solitude.
La toile de fonds, évidemment, est constituée par la déchéance du rêve communiste cubain. Les lieux évoqués - Centro Habana, le quartier du Calvaire, la maison en campagne de Julia - sont caractérisés par la pauvreté matérielle généralisée, la recherche constante de nourriture, le manque des denrées de base. le narrateur, qui admet lui-même aspirer la moelle de ceux qu'il rencontre en les écoutant parler, croise divers personnages : certains ont abandonné des carrières prestigieuses - ainsi un ingénieur - pour un travail leur permettant de manger, d'autres, tel cet ancien photographe, ont renoncé à leurs idéaux pour mener une vie matérielle confortable. Toutefois, le narrateur vit dans un microcosme de pauvreté où la quête d'argent est constante ; nombreuses sont les femmes qui vendent leurs charmes, et la débrouille est très répandue (le conducteur de bus, par exemple). Les rêves d'ailleurs se concrétisent parfois (Miami, le New Jersey ...) mais la résignation est souvent de mise, et l'ailleurs demeure simplement un rêve. Insatiable est le narrateur, et les Cubains avec ; d'amour certes, et de désespoir.