Voilà un livre taïwanais délicieusement pittoresque, sensoriel et dont la beauté, tragique et exotique, vous hante longtemps une fois le livre refermé.
Je ne connais pas grand-chose à la littérature taïwanaise mais le peu de livres lus m'a à chaque fois enchantée, voire perturbée. L'an dernier j'avais été totalement conquise par les deux livres « Perle » et «
Membrane » de
Ta-Wei Chi dans lesquels les thèmes de l'identité et du genre, de l'homosexualité, de l'incomplétude des êtres étaient traités avec une grande originalité. Force est de constater que, malgré le style littéraire très différent qui séparent les deux auteurs, la SF et le fantastique pour l'un, le récit de famille de facture assez classique, pour l'autre, ce sont les même références culturelles, les mêmes préoccupations qui peuplent l'imaginaire des deux auteurs. A croire que ce sujet est un sujet central chez les jeunes taïwanais d‘aujourd'hui. Mais j'ai retrouvé également la poésie et la délicatesse même dans les descriptions les plus triviales, ainsi que le témoignage de l'histoire mouvementé de cette île, éléments qui m'avaient émerveillée dans le plus daté «
Récit de lune » de
Song Fen Guo. Bref, il me semble que la littérature taïwanaise regorge de pépites qu'il me tarde de mieux découvrir, et c'est pourquoi, en cette rentrée littéraire, je suis ravie d'avoir jeté mon dévolu sur ce sensoriel
Ghost Town.
Comme l'indique ce titre en anglais, de fantômes il est bien question dans ce livre.
Que ce soit les revenants ou les fantômes qui peuplent les mille et une histoires et les incroyables superstitions des taïwanais des campagnes tout d'abord. Il y a des fantômes pour chaque endroit, dans l'eau, en bordure des champs, dans les forêts de bambous. Les adultes s'en servent pour effrayer les enfants turbulents et les rendre plus obéissants : s'ils ne sont pas sages, un fantôme se montrera pour venir les punir. Mais les fantômes, ne serait-ce pas aussi ces femmes, bien vivantes mais déjà plus vraiment là, à la vie dénuée de sens, aux paroles qui ne valent rien, paroles en l'air, qui deviennent peu à peu invisibles tels des fantômes ? Ou encore le héros de ce livre Tienwong qui, après avoir fait des années de prison à Berlin, ayant tué son amant, revient dans le village de son enfance où il se sent désormais totalement étranger, pouvant seulement errer de souvenirs en souvenirs. Fantômes enfin ces laissés pour compte de la société taïwanaise, à commencer par les homosexuels victimes de l'homophobie mais aussi toutes les victimes de discriminations quelles qu'elles soient qui font de ces gens des fantômes dans leur propre pays.
L'aspect fantomatique touche même cette petite ville de Yongjing, qui est devenu en quelque sorte, une ville fantôme, comme en témoignent les maisons abandonnées, les magasins franchisés sans âme qui ont supplanté le marché traditionnel, la piscine désaffectée avec ses bassins à secs, « le souvenir de l'eau bleu azur de ses jeunes années se cognant aux ruines moisies que j'avais sous les yeux » comme l'explique
Kévin Chen lui-même dans la postface de son livre.
Enfin omniprésence des fantômes car dès les premières pages, au retour de Tienwong dans son village, l'action se déroule en pleine fête des Fantômes, l'une des fêtes traditionnelles les plus importantes de Taïwan. Les Taïwanais croient que pendant cette période, les esprits des ancêtres errent dans le monde des vivants. Pour les apaiser, les gens préparent des offrandes de nourriture et brûlent du papier mâché en l'honneur de leurs ancêtres, parmi bien d'autres traditions. le mois des fantômes est considéré comme la période la plus effrayante de l'année. Pendant cette période, les portes de l'enfer s'ouvrent, permettant aux fantômes d'errer librement et de se faire plaisir pendant un mois. Et de faire tout ce qu'ils ne peuvent pas faire le reste de l'année : des blagues aux vivants, aller voir une ancienne amoureuse, prendre les transports en communs… Il convient donc d'être prudent afin d'éviter toute rencontre avec ces esprits. Pendant le mois des fantômes, les malheurs tels que les problèmes de santé, les pertes matérielles et la malchance familiale ont tendance à se multiplier. Par conséquent, les gens font très attention et restent vigilants tout au long de ce mois singulier.
Le retour de Tienwong précisément durant cette fête durant laquelle les portes de l'enfer sont ouvertes rend le récit poreux. Il n'y a plus vraiment de frontières entre le rêve et la réalité, entre les fantômes morts qui s'adressent aux vivants dont la vie est peut-être encore plus fantomatique que celle des anciens, entre les souvenirs passés et la réalité. Tout est entrelacé dans une confusion éthérée qui apporte beaucoup de beauté au texte.
Quelques mots sur l'histoire déjà entrevue précédemment.
Benjamin D une fratrie de sept enfants, cinq filles puis deux garçons, Tienwong a dû quitter son village natal, Yongjing, parce que son homosexualité était une honte pour les siens. Exilé en Allemagne, sa rencontre avec un homme qui devient son amant, un homme doux en apparence, un violoncelliste délicat mais qui va s'avérer très violent, le conduit en prison plusieurs années.
À sa sortie, il décide de revoir sa famille et d'élucider un mystère qui plane depuis son enfance. Il arrive en pleine fête des Fantômes, lorsque les vivants accueillent et célèbrent les morts. Tienwong lui-même se sent comme un spectre errant dans un lieu qu'il reconnaît à peine, les rues, les champs, les commerces, même les paysages de son enfance semblent autres. A la place, il découvre un village paupérisé et enlaidi par le béton. Seule demeure la Maison Blanche qui domine l'endroit, avec ses colonnes grecques, ses balustrades dorées sculptés, étalage aux yeux de tous de la richesse de la famille qui l'a faite construire, et la maison où vivait sa famille dans ce lotissement sans charme qui a mal vieilli. Sa soeur ainée vit désormais dans la Maison Blanche, prison dorée dans laquelle sa présence fantomatique semble hanter les lieux.
Ce livre regorge de procédés rendant la lecture complètement addictive tant sur la forme que sur le fond.
Sur la forme, j'ai beaucoup apprécié la structure en courts chapitres donnant envie, à la fin de chaque chapitre, de prendre juste cinq minutes pour en lire encore un autre, puis encore un petit dernier. Ce d'autant plus que dans chacun des chapitres, c'est chaque fois un protagoniste différent qui prend la parole, y compris parfois le père ou la mère de Tienwong, décédés. Les fantômes ont ainsi voix au chapitre et donne leur vision de fantômes, dénoués désormais de sensations donc plus objectifs. Chaque personne, vivante ou morte, apporte son aplat de couleur vive sur ce tableau de la Taïwan profonde, et surtout révèle toutes, à leur manière, les failles familiales : la famille Chen comprend de larges zones d'ombre, chaque couple de la fratrie y est particulièrement dysfonctionnel et malheureux.
Sur le fond ensuite, chaque chapitre comprend un élément pittoresque propre à la culture taïwanaise qui est souvent un pur délice sensoriel. Odeurs, sons, couleurs, tous nos sens sont convoqués, excités, et participent à la découverte de cette contrée lointaine dans laquelle les effluves de l'usine de soja enveloppent tout un quartier, les bruits des pluies diluviennes apaisent, une soupe de caramboles brûlante ressemble à un lac de montage sous ses écharpes de nuages, les couleurs vives des chrysanthèmes, les cris des cochons à abattre, les fleurs rouge sang des flamboyants, donnent parfois envie de plus d'inconsistance à ceux qui se débattent en ces terres.
« Cet été, le temps dans le centre de l'île était étouffant, la chaussée devenait un four l'après-midi, sans avoir besoin d'allumer le gaz on aurait pu y faire sauter du riz aux oeufs ou mijoter une soupe. Après tant d'années passées au loin, tout correspondait à ses souvenirs. Une chaleur ! Une température si élevée au milieu du jour qu'elle fait ralentir le temps ; les arbres en plein midi que le vent agite à peine ; si on écoute en retenant son souffle, on pourrait entendre un léger ronflement, signe que la terre s'assoupit. Cette sonorité intense qui survient quand le sommeil est le plus profond ; jusqu'aux prochaines pluies, la terre n'aura pas envie de se réveiller. Il avait connu ce genre de temps dans son enfance, il était capable de sombrer dans un lourd sommeil d'où rien – chant du coq, crissement des cigales, grognement des gorets ou bêlement des moutons, sifflement des serpents – n'aurait pu le tirer. Adulte, il avait perdu le sommeil. En prison c'était bien ce qui manquait le moins, le silence, on n'entendait pas la pluie, le bruit du vent ni la chute des feuilles. Il avait dit au médecin de la prison : « Comment dormir dans un tel calme ». Il lui avait demandé des somnifères. Il avait eu envie de lui demander, sans oser le faire, s'il existait un médicament qui lui permettrait d'entendre le bruit de la pluie ? Chez lui, la pluie battante tambourinait clair sur les toits de tôle, un son aussi puissant que celui du tambour et des cymbales, rien qu'à l'entendre il aurait à coup sûr retrouvé le sommeil ».
Autre élément marquant de ce livre, l'écriture. Elle est surprenante, aérienne et rebondissante. Après un élément pittoresque développé pour notre plus grand plaisir, il n'est pas rare qu'un chapitre se termine par une phrase choc, l'air de rien, à laquelle nous ne nous attendions pas, nous laissant songeur et parfois bouche bée.
Enfin, l'aspect culturel, tant historique que sociétal, imprègne ce roman permettant de mieux appréhender la société taïwanaise. Cela est d'autant plus vrai que la postface du livre nous permet de comprendre que
Kévin Chen s'est inspirée de sa propre vie pour écrire son roman, fantôme lui-même désormais dans la ville de son enfance. Tienwong c'est lui.
Ghost Town est un superbe livre multi-facettes. Ponctué d'histoires pittoresques sur la vie dans la Taïwan profonde, il est aussi un témoignage poignant sur les difficultés à trouver son chemin de vie dans la société, notamment dans son couple, et sur les discriminations que subissent les homosexuels. L'incomplétude des êtres est souvent telle que nous devenons fantômes avant même d'être morts, les « vrais » fantômes ayant souvent plus de recul et de sagesse pour comprendre la vie. Troublant, sensoriel, exotique, bien écrit, c'est un livre fort en cette rentrée 2023 que je vous recommande chaudement !