Le récit commence par un fait : la mort de « l'Anderer », l'étranger au village. Quel village ? On ne le sait pas vraiment : je l'ai cru au départ en Alsace, puis dans une région montagneuse d'Allemagne où on parle en dialecte. Et puis cela n'a pas vraiment d'importance, car cela pourrait être dans n'importe quel village du monde suffisamment retiré pour qu'on y vive entre soi, chacun connaissant tout (ou presque) de ses voisins.
Le narrateur est Brodeck, un homme simple – non pas simple d'esprit, car il a de l'instruction – qui se distingue des autres habitants du village par le fait qu'il est, lui aussi, un étranger : il n'est pas né ici, et on ne connaît pas ses parents.
Brodeck, sous le prétexte qu'il sait bien écrire, est chargé par le maire et les notables du village, d'écrire un rapport sur la disparition de « l'Anderer ». Mais on découvre, à mesure que le récit avance, que ce n'est sans doute pas la vraie raison. Et l'intrigue du roman se déploie petit à petit, par coups de projecteurs successifs, et en avançant sur deux voies : la narration de la vie de Brodeck, et la venue de ce mystérieux étranger qui sème rapidement le trouble dans la petite communauté villageoise.
Philippe Claudel montre un immense talent dans la narration proprement dite. On part sur une trame très simple, et peu à peu des éléments viennent se greffer pour compléter le tableau de la vie de Brodeck et de ses rapports avec les habitants du village.
Les événements sont sans aucun doute inspirés de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, mais il reste un flou qui peut laisser penser que cela pourrait être vécu dans d'autres endroits et à une autre époque. L'horreur des camps nazis, où la personnalité des prisonniers est brisée, et où Brodeck survit en acceptant d'être – au sens propre - traité comme un chien, est un exemple amplifié de ce qui se passe dans le village : il faut se faire oublier, se conformer au moule commun, ne pas chercher à mettre en lumière ce qui est caché.
L'auteur montre aussi le comportement des foules qui, quand elles subissent une pression ou une menace, n'hésitent pas à trouver un bouc émissaire pour détourner le malheur qui pourrait s'abattre sur elles. On dénonce les « déviants », même sachant qu'ils sont innocents, même s'ils sont des amis, pour assurer sa propre tranquillité. Et une fois ce crime accompli, on s'empresse de l'oublier, et malheur à qui voudrait révéler la vérité.
Comme en temps de guerre, des gens ordinaires, bons pères de famille et bons chrétiens, deviennent des criminels. Et le message de ce livre est peut-être que nous sommes tous concernés.
Un livre sombre et pessimiste sur la nature humaine, mais éclairé par moments par la personnalité de Brodeck, le juste, qui pose sur son entourage un regard parfois un peu naïf, fataliste, avec de temps en temps un trait d'humour désabusé.