Au détour d'une rencontre, une amie me tend un bout de papier, quelques mots griffonnés « Claudel, Brodeck, dis-moi pour la fin ». Une librairie plus tard, j'ai commencé un singulier voyage au pays de Brodeck, un pays de montagnes, d'hommes, de dialecte, de fleurs, de mémoire, de massacre et de mort. Un voyage que j'achève ce soir, sans vraiment savoir que penser de ce que j'ai lu.
Parce que dans un premier temps il m'a marqué, je pourrais vanter le style très fin, très esthétique de
Philippe Claudel, un rythme de mots qui berce et emmène facilement, des portraits d'hommes à la Bruegel, l'évocation puissante et sensuelle de la nature et de ses ciels changeants. Et puis la construction subtile, les tensions savamment orchestrée, les zones d'ombres montrées du doigts et laissées à plus tard au fil du texte. Pourtant vint assez vite un second temps où j'ai senti que malgré la grande qualité littéraire du roman, ou peut-être à cause d'elle, je lui résistais. Un peu comme si je regardais un film magnifique, mais depuis le couloir du cinéma, captivé mais sans pouvoir m'y immerger.
J'ai buté sur les colchiques - c'était une aubaine pour m'échapper. Autant le dire de suite, je partage un peu trop de traits avec Brodeck, le narrateur, pour lire ce livre sans me sentir profondément concerné. Comme lui, je vis en montagne, m'intéresse à la nature et aux fleurs, travaille pour une administration, pour laquelle il m'arrive de faire des rapports, ai une poupchette à la maison, suis un étranger dans ma communauté, vis dans un pays au parler ancien. Là s'arrête le parallèle, mais c'est déjà beaucoup trop. Ça a commencé par le style raffiné du simple Brodeck, qui s'est mis à me gêner, et j'ai été presque soulagé en relevant la confusion entre les colchiques et les crocus d'automne, et plus loin l'heure chaude située à trois heures ; j'étais tout à coup rassuré : Brodeck est bien un être de fiction, son pays imaginaire, son histoire la création d'un auteur qui se trompait parfois. le vertige léger que me causait l'idée d'un double s'estompa.
Mais je devrais peut-être commencer par l'ossature du récit. Ce livre n'est pas
le Rapport de Brodeck, c'est plutôt sa confession, à la fois témoignage et journal qu'il livre en parallèle à la rédaction du Rapport lui-même. Attelé à la rédaction de ce rapport, Brodeck nous entraine avec lui dans sa mémoire, une mémoire à vif, hantée par la violence, et dans son quotidien, un présent qui se met à ployer sous la peur et les menaces.
Le Rapport, qu'on lui demande aussi brut et factuel que possible, Brodeck l'écrit sur un étranger, l'Anderer. Installé au village depuis quelques mois, cet Autre a été assassiné tantôt par les hommes de son village. Ce sont eux, à peine leur assassinat achevé, qui lui passent commande du fameux rapport.
En contrepoint à ce meurtre, il y a la contrée de Brodeck, un Ander Weld littéraire où les colchiques poussent sur des talus et où le soleil se croit à l'heure d'été. Un décor qui pourrait être rassurant : on est pas si loin de Heidi, cernés par les montagnes, en contact étroit avec la nature, dans une contrée d'hommes frustes, à langue exotique et pourtant familière. Ce lieu imaginaire pourrait être idyllique, mais il y a ses habitants. Je trouve qu'il a une parenté profonde avec la vallée de «
Soudain dans la forêt profonde », le conte de
Amos Oz.
Au fil du journal de Brodeck, le panorama s'élargit, et nous découvrons son pays. Et la litanie des crimes.
Au pays de Brodeck, comme partout ailleurs dans ce monde là, on ne tue pas seul. Ici le crime est une affaire collective. Pas de duels, pas de crime passionnel et encore moins de roi sans divertissements : massacrer un homme est une affaire de groupe, de meute humaine. Et les massacres ne manquent pas : lynchages, guerres, déportation, camps de concentrations, viols, le programme est suffisamment complet pour épouvanter – et tout à fait plausible au regard du siècle dernier.
Comment et pourquoi un groupe d'humain en vient-il au meurtre ? le crime existe-t-il sans la mémoire du crime ? Et qu'est-ce que la mémoire ? Ce sont pour moi les interrogations au coeur de de cette oeuvre, et l'issue que nous propose Claudel est suffisamment étonnante pour que je vous invite vous aussi à nous dire pour la fin...
De mon côté, je me dis maintenant que tout n'est qu'illusions, les mots peut-être plus que le reste.