Belle, un surnom de conte de fées. Une petite princesse dont le corps trempé et recouvert d'une couverture repose sur la berge du petit canal. Étranglée, jetée dans le canal.
Elle avait dix ans, elle était connue de tous, aimée de tous.
Qui a pu perpétrer un tel crime, en ces temps où le crime est déjà légion à quelques kilomètres de là, sur le front ?
Le narrateur raconte, vingt ans plus tard, le froid polaire de cette matinée de décembre 1917, l'arrogance imbécile du juge, l'embarras du témoin qui a vu flotter le petit corps dans l'eau glacée et a donné l'alarme, les deux gendarmes.
Et le silence des canons, si rare.
Tout lui revient, une fois ce fil tiré, qui marque une frontière définitive entre la vie d'avant et le peu qui lui reste ensuite.
Parce que, jusqu'en décembre 1917, la vie avait tout de même des couleurs, gardait une certaine douceur, malgré les premiers coups de butoir, le canon qui tonnait en permanence à l'horizon, les troupes qui passaient dans le village pour monter au front ou en revenir, les blessés amenés à la clinique transformée en hôpital de campagne, les estropiés, amputés, défigurés errant dans les rues en attendant d'être rapatriés à l'arrière.
Il y avait encore des espérances, des joies, des plaisirs, en dépit de tout.
Il y avait la présence radieuse de Clémence, la beauté et le doux sourire égal de la jeune institutrice venue remplacer un instituteur rongé par les fantômes des tranchées, la fraîcheur de lys de la petite Belle.
Les notables remplissaient leur rôle de notables.
Etre procureur ou juge n'était pas anodin : cela vous posait quelqu'un dans la société, lequel profitait alors d'un respect sans rapport avec ses qualités personnelles.
Le narrateur dit le village, le procureur Destinat, veuf vivant seul dans son immense maison, le juge Mierck bâfrant des oeufs mollets sur la scène de crime, le maire tout tourneboulé de l'arrivée de la si jolie institutrice, les gens qu'il connaît depuis toujours, et Clémence son épouse.
Par flashbacks successifs, passant d'une époque à l'autre, il noue à mots comptés les liens d'un filet qui l'emprisonne et l'étrangle au moment où il écrit.
Trop.
Trop de laideur, trop d'injustice, trop d'indifférence, trop de faiblesse, trop de ratés.
Et la barbarie au loin, visible du haut de la colline.
Elles sont bien grises, les âmes de ceux qui restent, ayant survécu à la guerre, aux drames, le pas lourd de souvenirs et de regrets.
Et comme
Philippe Claudel les raconte bien !
Comme il nous les rend proches !
Leur humanité et ses faiblesses éclatent derrière chacune d'entre el
les, âmes grises n'ayant pu conserver l'innocence des premières années, frottées aux cendres du temps sans avoir pour la plupart basculé dans un mal absolu.
L'alternance des souvenirs du narrateur, des époques et de ce qu'il sait des différents protagonistes nous fait découvrir au fil des pages l'ampleur de l'impact du crime.
Nul n'est épargné.
Il y a ceux qui en sont marqués à vie et ceux dont le crime révèle la médiocrité, voire la cruauté gratuite.
Le narrateur, lui, est hanté par la déferlante qui a dévasté sa vie.
Seul.
Sa solitude en miroir à une autre.
Abîmé.
Les mots de
Philippe Claudel accompagnent cette détresse dans laquelle on s'enfonce avec lui, avec ces vies qui s'emboitent et forment un motif mouvant.
La vérité est mouvante, jusqu'aux dernières lignes.
Lu d'un seul souffle.
Saisie par cette tragédie qui se tricote patiente, implacable, allant inéluctablement à son terme violent.
Me restera l'image de ces présences lumineuses, Clémence, Lysia, Belle, étincelles de beauté et de vie dans ce monde qui s'enlaidit au quotidien, échouant à maintenir la barbarie sur la ligne de front à quelques kilomètres de là.
Et de ces âmes, grises d'être privées de leur éclat…