Ce grand classique nous raconte l'histoire d'Ariane, une jeune femme de bonne famille mariée pour raisons pratiques à un haut fonctionnaire de l'état (quasiment une mésalliance). Son Adrien est un bon bougre qui aime sa femme, mais lui et sa famille cherchent en permanence à s'élever dans la société à tel point que c'en devient ridicule ; Et puis Ariane, loin d'être passionnée, s'ennuie un peu. L'histoire qui va découler de cette situation est l'occasion pour l'auteur de nous dresser un portrait formidable de toutes les strates de cette société en évolution, sur fond (à peine visible) de seconde guerre mondiale.
Bientôt Ariane rencontre
Solal le magnifique, le supérieur de son mari, un séducteur qui tombe amoureux d'elle au premier regard mais dont l'arrogance aide Ariane à le mépriser. Jusqu'à ce que la séduire devienne un pari divertissant entre eux : arrivera, arrivera pas ? Malheureusement pour eux, il y arrivera : Ce sera la fin du couple marié, la découverte délicieuse de l'amour interdit, pimenté et parfait. Mais pour le vivre pleinement, les deux amants décident d'officialiser leur amour pour être libres… Libres ? Pas totalement : Car nos tourtereaux ne sauront pas s'affranchir de l'image de perfection qu'ils veulent à la fois se donner mutuellement pour se garder, et donner aux autres afin de justifier leur folie ; Prisonniers d'une idée, celle d'un amour parfait, et d'une illusion, celle qu'il durera toujours, ils ne savent plus comment affronter la vie réelle qui égratigne, lentement mais sûrement, leurs sentiments respectifs. Faut-il être beau et parfait pour être aimé ?
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Quelle oeuvre magistrale ! Voici un roman qu'il faut du temps pour lire et aussi pour digérer : 1100 pages d'écriture foisonnante et non calibrée, au style variant selon le personnage dans la peau duquel on nous plonge ; Une expression parfois non ponctuée lorsque, durant plusieurs dizaines de pages, l'auteur exprime les pensées en pagaille d'un personnage. C'est donc un roman riche mais qui se mérite. Cette forme d'écriture met bien en valeur le fond du propos et les sentiments qui se bousculent de manière frénétique dans la tête de chaque personnage, notamment des amants. Ce qui est remarquable, c'est qu'
Albert COHEN excelle à tous les styles qu'il exploite dans ce roman : Même la vie théoriquement moins passionnante d'Adrien, fonctionnaire ambitieux au poil de la longueur d'un baobab dans la main et qui a l'impression de travailler intensément au sein de la Société des Nations, est un portrait savoureux.
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Belle du Seigneur » n'est donc pas dépourvu de stéréotypes : Sur les arrivistes, les mères et leurs fils, les fonctionnaires, les amours parfaits du début et leur mauvais vieillissement… Mais c'est précisément en exploitant et approfondissant ces stéréotypes avec une grande finesse, et un souci du détail admirable, que l'auteur parvient à mettre en lumière chaque grain de sable venant enrayer l'engrenage de leurs vies. Ces clichés, volontaires et pertinents, sont un moyen d'exprimer le message de l'auteur en mettant en lumière là où le bât blesse dans la logique des personnages (car aucune classe sociale n'est épargnée). Si les personnages sont stéréotypés, leurs personnalités sont extrêmement fouillées, et on les découvre grâce à divers points de vue : celui du narrateur omniscient, leurs propres pensées intimes ainsi que le regard et les pensées des autres, ce qui nous donne énormément d'informations sur chacun d'entre eux, tout en nous dessinant leur histoire.
Vous l'aurez compris, il s'agit d'un jeu de séduction poussé à son paroxysme entre deux amants : être admiré de l'autre est devenu leur passe-temps, puis leur raison de vivre. Contraints de se cacher tant leur amour est interdit, ils passent beaucoup d'énergie à être exactement parfaits pour leur prochaine rencontre : toilette, haleine, coiffure, odeur, maison, tout doit être parfait pour que l'être aimé ne nous abandonne pas à notre vie d'avant. C'est ainsi que la course à la perfection permanente commence…
Mais lorsque, ne pouvant plus se passer de cet autre tellement parfait, les amants décident de s'affranchir des codes pour vivre ensemble, les masques peinent à rester en place, et il faut user de toujours plus de subterfuges idiots pour que l'autre ne nous voit pas « au naturel », donc imparfait ! Chacun sa chambre, un son de cloche pour signaler qu'Ariane fait le ménage et donc n'est pas visible, deux pour demander si l'on peut entrer, un mensonge pour occulter tel échec, des non-dits qui s'accumulent… Emprisonnés dans leur amour de vitrine, parfait pour la démonstration mais bien inadapté à la vie réelle, Ariane et
Solal se sentent de plus en plus seuls et désoeuvrés ; Ils s'ennuient mais ne le disent pas de peur de rompre l'équilibre, commencent à voir les défauts de l'autre malgré tout mais ne veulent pas se l'avouer, ne veulent pas échouer encore.
Et alors que l'amertume grandit insidieusement en chacun d'eux, qu'ils s'en veulent mutuellement et à eux-mêmes de s'imposer cela, qu'ils ne savent plus comment sortir de la prison qu'ils se sont forgée ensemble… des sentiments plus violents naissent au fond d'eux, brisant le joli miroir aux alouettes dans lequel ils ne cessent de se mirer depuis trop longtemps.
Deux amants à la recherche de l'amour parfait, sacrificiel, pour justifier leur adultère. Deux amants ne pouvant pas vivre l'un sans l'autre, mais s'ennuyant de la perfection de leur amour. Deux amants isolés que l'absence d'interaction sociale et le repli sur eux rendent amères et dépités, vaguement déçus. Deux amants qui, tels Roméo et Juliette, ne peuvent plus vivre ensemble, mais ne peuvent pas se quitter non plus. Pas dans cette vie, en tous cas… Si un couple doit toujours conserver un minimum de glamour pour s'estimer, doit-il pour autant courir après la perfection de tous les instants, au risque de perdre toute humanité et toute étincelle de vie ? Comment va finir l'histoire d'Ariane et de
Solal ? Je vous incite à trouver le courage de lire ce chef d'oeuvre, complexe mais riche et non dénué d'humour et d'intéressantes réflexions, pour le savoir !
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