Retour de lecture sur «
Belle du seigneur », un roman de l'écrivain suisse
Albert Cohen publié en 1968. Ce roman, un pavé de plus de 1100 pages, a donc été publié en pleine libération de moeurs, mais n'impressionne absolument pas par son modernisme, notamment dans sa forme, bien au contraire. Cela ne l'empêche pas d'être quelque chose de totalement original, tout en étant devenu depuis sa publication un classique de la littérature du XXe siècle. Il peut être considéré aujourd'hui comme le roman de référence pour l'amour-passion, mais peut avoir plusieurs autres lectures et peut être considéré également comme un pamphlet contre la passion ou un livre sur la solitude et l'incompréhension des êtres. Dans tous les cas, c'est un livre impressionnant, qui fait énormément réfléchir, une claque littéraire comme je n'en ai pas connue depuis "La Montagne magique" de Thomas Man. Un livre que tout simplement tout le monde devrait avoir lu. C'est une description du processus de séduction, du désir et de l'amour faite avec une vérité et une lucidité impressionnantes. L'histoire de ce roman commence dans les années 1930 à Genève, en Suisse.
Solal, sous-secrétaire général de la SDN, Société des Nations, s'introduit, déguisé en vieillard juif, chez Ariane Deume, une belle jeune femme qui l'a ébloui lors d'une soirée. Il lui déclare sa flamme, mais Ariane, effrayée, le repousse. Il jure alors de la séduire. Il accorde à Adrien Deume, le mari d'Ariane qui est un de ses subalternes, un déplacement professionnel pour quelques semaines, avec de vagues instructions. Il en profite pour conquérir le coeur d'Ariane qui deviendra ainsi sa
belle du seigneur. Ce roman alterne en continu, la passion et le burlesque, le désespoir et l'exaltation du coeur. Basée avant tout sur cette histoire d'amour, cette passion amoureuse, c'est également dans sa première partie une violente critique de la Société des Nations, que Cohen connaît bien pour y avoir travaillé, notamment à travers le portrait d'Adrien Deume, un arriviste qui a un travail totalement vide de sens, entouré de gens pour la plupart aussi stupides que lui. Cet homme évoluant en plus, dans sa vie privée, au sein d'une petite bourgeoisie, protestante et bien-pensante assez pitoyable.
Cohen dénonce également, à travers le destin de son héros
Solal, l'antisémitisme très présent partout en Europe dans ces années, et ne manque jamais l'occasion de proclamer son amour pour le peuple juif. Même si c'est une écriture souvent flamboyante, avec beaucoup d'humour, ce roman n'est pas particulièrement facile à lire. D'abord par sa longueur, ensuite par un côté très atypique et déstabilisant de son écriture. Cette lecture s'apparente à un marathon. Un peu à la manière de
Proust, quelques fois cité dans le roman, mais dans un tout autre style, aucune concession n'est faite pour le lecteur. La ponctuation est souvent absente sur des pages et des pages, tout est très méticuleusement, très longuement détaillé, notamment pour les personnages, leur psychologie, leur passé et d'une manière générale tout leur environnement social.
Il ne se passe pas grand chose, et toute la deuxième partie du roman est quasiment dédiée à l'histoire de ce couple, pris dans sa passion amoureuse, et qui, pour différentes raisons, finira par vivre totalement replié sur lui-même. On assiste à l'évolution de cette passion qui devient d'un côté de plus en plus violente et d'un autre côté se remplit de vide, on plonge progressivement dans le désespoir et le glauque. L'écriture de Cohen est fantastique pour décrire méticuleusement tout ce processus. La lecture devient elle, de plus en plus difficile, mais en même temps de plus en plus profonde et jouissive. Cohen ne recule devant rien, il n'hésite pas à porter un regard très clinique, à mettre sur le même plan, par exemple, le côté animal qui donne du charisme à un Hitler et ce même côté animal qui intervient dans les jeux de séduction de son héros juif. Il assimile également ces jeux et les codes qui y sont liés, tout au long du roman, à des comportements de singes, des babouineries. Son personnage principal
Solal est très ambigu et donne à cette lecture un côté malsain, on navigue entre l'amoureux en quête d'absolu et le pervers narcissique, menteur, violent, calculateur, enfermé dans sa réalité et finalement incapable d'aimer. On termine ce livre épuisé, bouleversé, après avoir pris une immense claque. C'est un livre d'une complexité et d'une puissance extrêmes, capable de modifier notre vision de l'amour, notre perception de la vie, un chef d'oeuvre monumental et absolu.
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"Je t'aime autrefois, maintenant et toujours, et toujours ce sera maintenant, disait-elle. Mais si deux dents de devant m'avaient manqué la nuit du Ritz, deux misérables osselets, serait elle là, sous moi, religieuse ? Deux osselets de trois grammes chacun, donc six grammes. Son amour pèse six grammes, pensait-il, penché sur elle et la maniant, l'adorant."