Tant de savantes plumes se sont exercées depuis 1637 ( ou 1636 ? Je ne sais si aujourd'hui la question a été tranchée ), année de la première représentation du Cid, que je ne saurais envisager d'ajouter une critique de cette belle oeuvre, généralement considérée comme un grand classique de la littérature française ( bien que la fameuse règle des trois unités n'y soit pas scrupuleusement respectée et que certains aspects de la pièce puissent être considérés sous l'angle de l'esthétique baroque, mais c'est une autre histoire ... ). Je n'en ai ni la compétence ni le désir.
Je désire seulement me livrer ici à une petite relecture en bonne compagnie pour partager le goût que j'éprouve pour cette tragi-comédie.
L'action est trop connue pour que je la résume en détails. Chimène et Rodrigue s'aiment, leurs pères respectifs, don Diègue et le Comte ( don Gomès ) sont favorables à leur union, mais c'est don Diègue que le roi de Castille ( don Fernand ) choisit pour précepteur de son fils, ce qui provoque la colère du Comte. Celui-ci gifle don Diègue sur une place publique, portant ainsi gravement atteinte à son honneur.
Cette rivalité entre deux guerriers valeureux et couverts de gloire peut évoquer, pour les amateurs d'histoire de l'Antiquité, la situation d'un certain
Jules César, jeune et ambitieux, face à Pompée, comblé d'honneurs mais vieillissant.
Don Diègue, dans un premier temps, se lamente :
" O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? "
( Acte I, scène 4, v. 237-238 )
Puis il informe son fils Rodrigue de l'affront qu'il a subi, l'incitant à provoquer le Comte en duel pour laver leur honneur.
C'est la première manifestation du thème principal de la pièce, le conflit entre l'amour et l'honneur que vivent les personnages. Rodrigue accomplira son devoir, mais il est cruellement atteint par le choix que la situation lui impose :
" O Dieu, l'étrange peine !
En cet affront mon père est l'offensé,
Et l'offenseur le père de Chimène !
( Acte I, scène 6, v. 298-300 )
Donc, bien que profondément conscient des conséquences néfastes pouvant découler de sa décision ( il faut ajouter que le roi de Castille, don Fernand, est opposé à un duel pour régler cette question d'honneur ), Rodrigue provoque le Comte :
" A moi, Comte, deux mots. "
( Acte II, scène 2, v. 397 )
Il n'est nullement certain que, jeune et inexpérimenté, Rodrigue n'y laisse pas la vie, mais il n'a pas l'intention de se dérober :
" Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années. "
( Acte II, scène 2, v. 405-406 )
De fait, c'est le Comte qui succombe et cette mort va entraîner pour Rodrigue bien des tourments : d'abord le roi envisage sérieusement de sévir, en partie parce qu'il regrette la mort du Comte, excellent guerrier, survenue de surcroît à un moment où il y a lieu de craindre une attaque des Mores, ennemis du royaume, mais surtout, Chimène demande vengeance pour la mort de son père devant l'autorité royale.
Elle aussi se trouve déchirée entre son profond amour pour Rodrigue et son devoir familial, qu'elle considère comme faisant partie intrinsèque de sa "gloire ", mot que l'on peut interpréter comme étant " la haute idée que l'on a de soi-même". ( Cf." Lexique du vocabulaire de
Corneille " dans l'édition " Nouveaux classiques Larousse ", édition septembre 1970, par exemple. )
La première démarche de Rodrigue consiste à venir s'entretenir avec Chimène, lui expliquer les raisons de son acte et lui offrir sa vie :
Don Rodrigue
" Ton malheureux amant aura bien moins de peine
A mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.
Chimène
Va, je ne te hais point."
( Acte III, scène 4, v. 961-963 )
Je ne résiste pas à l'envie de citer un autre passage de cette scène, qui me touche par ses accents élégiaques :
Chimène
" Rodrigue, qui l'eût cru ?
Don Rodrigue
Chimène, qui l'eût dit ?
Chimène
Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?"
( Acte III, scène 4, v. 987-988 )
( " Heur " pour " bonheur ", bien que déjà vieilli à cette époque, est attesté au XVIIème siècle sous la plume de Malherbe,
Descartes,
La Bruyère ... cf. le Littré. )
Il saura ensuite se couvrir de gloire en se mettant à la tête d'une troupe parant l'attaque des Mores, remportant une éclatante victoire et un titre prestigieux , "
le Cid ", conféré par les ennemis vaincus eux-mêmes et confirmé par don Fernand.
Rodrigue en personne, dans une longue tirade, relate ce fait d'armes au roi :
" Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port. "
( Acte IV, scène 3, v. 1259-1260 )
Ce faisant, il témoigne aussi d'un certain sens poétique :
" Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port. "
( Acte IV, scène 3, v. 1273- 1276 )
Il termine son récit par :
" Et le combat cessa faute de combattants.
C'est de cette façon que, pour votre service ..."
( Acte IV, scène 3, v. 1328-1329 )
Rodrigue ne poursuit pas ses propos, interrompu par l'arrivée de Chimène : il a obtenu par son haut fait d'armes le pardon du roi mais celle qui aurait pu, si les circonstances avaient été plus favorables, devenir sa fiancée, reste déterminée à réclamer au souverain vengeance et justice ( concrètement, la peine capitale à l'encontre de Rodrigue ) pour la mort de son père. Don Fernand use alors d'un stratagème pour lui faire révéler devant la cour son amour pour Rodrigue, lui annonçant la mort au combat de celui-ci. Chimène s'évanouit de douleur mais persiste, une fois la vérité rétablie, à vouloir donner le change et à demander réparation. Son sens de son devoir familial, de l'honneur, de sa " gloire " lui imposent cette attitude.
L'acte V reprend en écho certains éléments précédents : un nouvel entretien entre Rodrigue et Chimène et une méprise de celle-ci, basée sur un quiproquo, qui l'amènera à une déclaration publique de son amour pour Rodrigue. le roi conclut la pièce par des paroles visant à l'apaisement et à l'espoir.
Je n'ai pas évoqué le rôle des autres personnages de la pièce, mais il serait dommage de passer totalement sous silence celui de l'Infante, dont la situation et les sentiments, exprimés en particulier dans les stances du cinquième acte ( scène 2 ) reprennent, comme dans une composition musicale empreinte de lyrisme, dans un mode mineur, le thème principal de l'oeuvre. Elle connaît le même conflit entre l'amour qu'elle éprouve pour Rodrigue et son sens du devoir, représenté pour elle par la raison d'Etat :
" T'écouterai-je encor, respect de ma naissance
Qui fait un crime de mes feux ?
T'écouterai-je, amour, dont la douce puissance
Contre ce fier tyran fait révolter mes voeux ? "
( Acte V, scène 2, v. 1565-1568 )
Je me suis surtout plu, dans cet article, à placer de célèbres citations dans leur contexte : elles peuvent en effet paraître ridicules ou même être mal comprises lorsqu'elles en sont séparées. Je ne voudrais cependant pas donner, par mon bref résumé et mon choix de courts extraits, une fausse idée du personnage cornélien tel qu'il se révèle dans
le Cid. Je laisse donc pour finir la parole à P.-G. Castex, P. Surer et
G. Becker ( Histoire de la littérature française, Hachette, 1974, p. 183 ) :
"
le Cid est le poème de la gloire amoureuse. ( ... ) Dans la pensée de cet amour, ils ( Rodrigue et Chimène ) puisent la force nécessaire pour agir selon les intérêts d'un devoir qui les oppose ; aussi ne sont-ils jamais plus profondément d'accord que lorsqu'ils s'affrontent en implacables adversaires. Si Rodrigue tue le père de Chimène, si Chimène demande la tête de Rodrigue, c'est surtout parce qu'ils entendent demeurer dignes l'un de l'autre. "
Je continue à apprécier cette oeuvre, à y trouver une certaine modernité par son exposé des conflits pouvant s'exercer au sein de l'être humain, parce qu'elle met en valeur le courage ; du point de vue de sa structure, elle présente de l'intérêt par sa mise en écho de situations et de sentiments comparables, même si l'on peut y trouver quelques longueurs et invraisemblances, et il m'arrive encore de me laisser bercer par le style et les accents de cette pièce " classique ".