Némini et moi restâmes un long moment devant notre océan, immobiles nous regardions courir les mouettes et les passereaux égarés. C’est le moment que j’ai choisi pour me livrer à la folie, à la cacophonie intérieure. J’ai fait une petite révérence fabriquée à Némini. Je lui ai pris le bras. Alors la nuit est revenue, nous le crûmes, elle est venue avec sa peau de pêche brune, molle et moisie en fait. Bonjour, salut à la nuit et double révérence pour l’occasion, j’ai ôté un chapeau que je n’avais pas, je l’ai mis de nouveau sur mon crâne pour l’empêcher de s’échapper en grosses bouffées glaciales tourbillonnantes.
Avrami Yarmola marche au cœur des monts fleuris de bruyères, il est sans doute à moins d’une heure de la frontière espagnole, le jeune homme lui a souhaité du courage et fourré dans la ceinture du pantalon un pistolet russe. Des vautours le survolent, indifférents. Des lumières à l’étage supérieur d’une venta de la frontière sont allumées. Yarmola marche dans les campanules et, de la rosée jusqu’aux genoux, ne sent plus le froid. La fatigue le terrasse. Il fait avec elle comme il fait avec le chagrin, il la renverse sur quelqu’un, n’importe qui, un double, le premier venu ou le premier pensé
Désespoir, désespoir, pense-t-il en posant le livre mais il ne le dit pas. Il prend ses précautions et retourne l’enfant. Celui-ci geint de plus belle. Il appuie sa main sur la nuque et l’épaule. Il répète silencieusement désespoir et il a envie de rire, la douleur dans le haut du crâne est tombée, du moins il lui semble. Une épaule de bronze, une forte et fière épaule de bronze. Il appuie sur l’épaule d’Avrami. Il bouge comme on ne peut bouger qu’avec du rhum et du dimidrol quand les douleurs ont décru et qu’on a vraiment tout perdu
Le train file à tout allure ou j’en ai l’impression. Il va si vite que je peine à le suivre, moi qui suis assis sur une banquette rouge sale, le crâne contre la vitre froide. Je vais m’enrhumer pour de bon, c’est ce que je pense, à genoux je surveillerai les allers et venues, les trafics des hommes privés de femmes (les jeunes et les moins jeunes, munis de ventre et de brassard, de sourire sardonique ou bien d’indifférence).
Deux ans, c’est le temps de changer de colère, encore que je ne sais pas, dans mon cas la colère s’est étouffée pour laisser libres des jardins fous et toutes mes peurs, combien de fois un soldat adolescent et aveugle à l’abord de la mort, sur le seuil, n’a-t-il pas échangé avec moi.
avec Marie Cosnay, Agnès Desarthe, Lucie Taïeb, Geneviève Brisac.
Modération : Francesca Isidori.
Samedi 19 septembre 2020 / 16 h