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Une bête au paradis" se lit d'une traite, vite, peut-être un peu trop vite...oui mais voilà la langue est belle, écriture acérée, tranchante, des chapitres brefs, de belles métaphores, une puissance descriptive accrocheuse des personnages, de leurs sentiments, de leur âme « [...] un frère défait [...] aux yeux baignés de larmes et de peine » , « le vert si dur, si beau de ce regard avalé par le temps se transformait en gris, un gris de terre, un gris de jument, un gris qui ternissait tout, amplifiait les petites peurs, les angoisses sans importance. » ....
Alors, oui, je me suis laissée happer par ce petit coin de paradis, dans cette ferme témoin de souvenirs accumulés depuis plusieurs générations, témoin des dures conditions de vie en milieu rural et qui résiste au temps grâce à la vaillance, au courage de deux femmes, Émilienne la grand-mère et Blanche sa petite-fille.
On pénètre dans l'intimité de cette famille et l'on découvre que la vie dans ce paradis n'est pas toujours simple, ni rose, que l'espoir cède en un éclair de temps sa place au désespoir, que les rancoeurs, les regrets ternissent l'atmosphère, qu'il est un environnement hostile à la quête du bonheur et que comme tout Paradis ... il est bel et bien empoisonné !
« le Paradis était un endroit maudit tenu par un ange au visage aussi creux qu'une gamelle, aux épaules un peu bases, à la poitrine trop large pour ce corps ramassé.
Émilienne ressemblait à ce que la terre avait fait d'elle : un arbre fort aux branches tordues. Ses mains, ses pieds, ses oreilles semblaient grandir en dehors de son buste, tandis que ses jambes, ses hanches et son ventre, noueux, presque inexistant, n'étaient que muscles et os. Émilienne était solide mais cassée, elle avait collecté les morceaux de sa propre vie, se levant chaque matin à l'aube, se couchant chaque soir après Gabriel, Blanche et Louis, consciente que l'un d'entre eux devrait, un jour, lui succéder. »
Une ambiance particulière dans ce roman et une atmosphère qui se noircit et devient au fil des pages de plus en plus pesante, étouffante jusqu'à la chute ... prévisible (ça c'est un peu dommage !).
Il est question de trahison, de vengeance, d'attachement viscéral à la terre, de passions, de chagrins, d'amour aussi « Comment guérir d'un amour vivant ? » ...dans un environnement circonscrit à la ferme et ses proches alentour.
Alors que notre familiarité avec la terre s'effrite de plus en plus et que le mode de vie urbain est privilégié dans notre société, ce livre est un hymne aux racines, à la terre ; la confrontation urbain-rural, vie nourricière-population urbanisée qui occupe la toile de fond de ce roman, le rend justement très intéressant.
« Déjà, ailleurs, on s'armait contre la concurrence, d'une cruauté sans pareille, moderne, dévorante, indifférente ; la concurrence sonnait ses cloches dans les campagnes, aux informations on évoquait la détresse des agriculteurs, on parlait des suicides, des impayés, de la solitude affreuse. »
« On construirait bientôt des maisons qui se ressembleraient, jumelles multipliées, fonctionnelles, la ville arriverait avec ses bras de goudron, de peinture et de péages, elle viendrait jusqu'au Paradis et il ferait partie de cette ville rampante. Les hommes et les animaux mourraient pour que les villes continuent de grandir, dévorantes. »
Des personnages denses et bouleversants, à l'exception d'un d'entre eux, que je n'ai pas su percer...
Des verbes comme titres de chapitres qui pourraient résumer à eux seuls ce roman de vies brisées :
Faire mal, Protéger, Construire, Surmonter, Grandir, Tuer, Naître, Observer, Risquer, Fuir, Se tordre, Rêver, Percevoir, Savoir, Guérir, Continuer, Dire, Avoir faim, Séduire, Cacher, Battre, Rencontrer, Sécher, Frapper, Aider, Vieillir, Soigner, Revenir, Attendre, Se retrouver, Aimer encore, Y croire, Être heureux, Vendre, Tomber, Avouer, Pleurer, Cogner, Lire, Remplir, Venger, Surgir, Vaincre, Vivre...
Troisième rencontre avec la plume de
Cécile Coulon, et ce ne sera pas la dernière.
Roman de la rentrée littéraire de septembre dernier, j'arrive un peu après la bataille...Lu pourtant en novembre 2019... Chez moi, il y a la pile de livres à lire (immense) et celle de livres "hérisson", bourrés de post-its marque-pages et de bouts de papier rassemblant mes idées, à chroniquer (conséquente) ;-))
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