Je désespérais d'être plutôt une voix isolée qui entend défendre y compris par la critique les lettres roumaines, et voici que m'est livré enfin, sous une sublime couverture reprenant un dessin de l'auteur lui-même, cet ensemble de prises de positions des plus étonnantes. Gheorghe Crăciun use et parfois même abuse (mais venant de moi, cela n'a plus rien de méchant, car pour avoir démonté les ressorts intérieurs de dizaines de ses pages, je sais à quel point il le fait à dessein, dans quelle mesure il fait violence au verbe, l'exhortant à dépasser ses limites suggestives ou sinon à exploser en plein vol) des énumérations. J'aurais pu, peut-être, en tenter une : autofiction, Bernea (Horia), camaraderie, "Desant", émotions, fulgurance, galerie, honnêteté, inédit, "Jelenkor", "Koneț", lucidité, Madi,
Mircea Nedelciu, Observator (cultural), professionnalisme, Românească (Cartea), Sighișoara, "șoșoni", tableaux, Radu G. Țeposu, utopie, Vlasie (Călin), Wittgenstein, xantho, yeux, "Zenit". Une seule, comme celle, unique, de l'article "Koneț film[a]" (p. 109-110), incluse par l'auteur en guise de signature ou plutôt de marque de fabrique. Mais, non, car le Crăciun essayiste surprend ici par la force roborative de son oeil de lynx et de sa langue bien pendue tantôt sceptique, tantôt étonnamment franche, tantôt nostalgique et élogieuse.
Intitulé "Images, lettres et documents de voyages", ce recueil réunit essentiellement des articles déjà parus dans la presse, notamment dans "Observator cultural", mais aussi quelques inédits, ainsi qu'un poème (qui évoque cette mystérieuse colline dont il se sert pour voir que, chemin faisant, la lecture est un moyen d'exister), agencés, après de nombreuses hésitations dont témoignent les différentes tables des matières "projetées" par l'auteur, autour d'une galerie de portraits, pour la plupart des amis de l'université.
Ce volume appartient à la collection des oeuvres complètes entreprise par Carmen Mușat, connaisseuse et chercheuse dévouée de son oeuvre aux côtés d'Oana Crăciun, la fille de l'écrivain. Je me dois de le relever, car une telle transmission entre générations me semble des plus salutaires. Elle est confirmée grâce à la longue biographie qui, en début d'ouvrage, éclaire sur un parcours des plus assidus où l'attachement à la littérature inclut aussi la traduction (du français, de la "Modernité", d'
Alexis Nouss, en collaboration avec Viorica Popescu), le travail éditorial, l'enseignement, la promotion, même avec des moyens insuffisants, à l'étranger (Paris, Francfort, Krems en Autriche).
S'il fallait résumer les réflexions sur l'écriture, je dirais simplement que l'auteur est de ceux qui clament haut et fort que l'acte créateur est amour de la vie dans ce qu'elle a d'insupportablement vivant en elle, des viscères jusqu'au vent le plus purificateur. Il y a dans l'expérimentation jusqu'au-boutiste cet élan qui tend à fixer en lettres variées le "murmure du sang" et "la prière des os", bien que la comparaison avec
Knut Hamsun puisse surprendre. Ce qui préoccupe au plus haut degré Crăciun est cette quête de sens à travers les bribes de perception que récoltent pour nous les sens, cette tentative persévérante de s'apprivoiser la corporalité la plus répugnante. Cela suppose qu'on accorde toute son importance au visuel, mais aussi à la sonorité, comme le souligne avec pertinence Carmen Mușat dans sa préface : "Crăciun a toujours souhaité imprimer à son écriture les sonorités et les rythmes spécifiques de la musique et a essayé, constamment, de faire de la parole écrite le plus performant des instruments de représentation de la diversité du réel." (p. 9).
"L'impact des stances de
George Bacovia" (p. 71-73) est avoué dans un texte de 2004, au moyen d'une motivation progressive culminant avec "c'est chez lui que j'ai appris à écrire" et la mise en abyme de fin où il cite le poète "Quand je serai apaisé, un vers j'écrirai...".
"L'utopie d'un nouveau bovarysme" qui serait "sien", puisque, après tant de milliers de pages écrites, rien ne semble plus inexplicable que la littérature, les nombreuses amitiés, dont quelques photos des archives personnelles viennent témoigner utilement, en fin d'ouvrage, la peinture d'Ion Dumitriu, pour ne citer que quelques autres sujets. Je termine en m'attardant sur deux autres articles.
Il y a d'abord, à la page 97, une très brève, mais juste, critique du livre de
Cecilia Stefanescu, "
Liaisons morbides", ce livre "atrocement sincère et infiniment cynique" dont "les pages brûlent la peau". Ensuite, l'émouvant portrait d'Ovid S. Crohmălniceanu, "Croh et le professeur Crohmălniceanu", nécrologie ô combien juste qui insiste sur la solidité des connaissances littéraires du disparu.
Vous nous avez quittés il y a déjà une dizaine d'années, Gheorghe ; puisse votre esprit même sceptique nous redonner la force de croire en la littérature, la nôtre et celles d'ailleurs ! Que même vos faiblesses nous guident, car vous nous dites, et je l'entends quand du bout des doigts je suis les lignes de ce livre : "Je suis un oeil affamé, c'est tout" !
Le "printemps" reviendra bien assez tôt pour nous rappeler à tes nombreuses amitiés, pas toujours dépourvues de tensions comme celle avec "Călin Vlasie, [ton] ami [qui] est un éditeur redoutable, un grand homme du livre. Sacrifiant sa poésie, il est devenu ce qu'il devait devenir : le fondateur d'une importante institution culturelle privée" (p. 294, P45- "Song of myself").