Toute la vie animale à son plus haut degré.
De
Alfred Döblin, on approche rarement autre chose que son
Berlin Alexanderplatz, chef-d'oeuvre de l'Allemagne d'entre-deux guerres avec ses truands, ses boulots à la con (homme-sandwich, vendeur du Berliner Beobachter - quotidien du NSDAP), ses putes, maquereaux... un théâtre de toutes les violences possibles dans une société en décrépitude esthétique, morale et confessionnelle (dans l'ordre ou dans le désordre).
Petit problème non négligeable :
Alfred Döblin est Juif. En Allemagne, dans les années 1930s, on se tire ou on se cache. Il fait son choix.
En exil en France, il décide d'écrire un roman au sujet étrange pour un germanique : la conversion des indiens d'Amérique au christianisme au temps des conquistadors.
Seulement...
Döblin garde son génie de la construction romanesque (quitte à abandonner l'éclatement narratif et l'expressionnisme de ses oeuvres précédentes), mais il double son projet d'une dimension totalisante, en pratiquant une forme de vision oblique (technique narrative théorisée et utilisée par un autre exilé,
Joseph Conrad), pour ne rien laisser échapper au lecteur. Tout doit être dit : la foi, le Siècle, la guerre, la violence, le pouvoir, la trahison, le sang, la science... Tout doit être dit et, de plusieurs points de vue (d'une fluidité plus qu'exemplaire). Beaucoup, beaucoup de matière donc.
L'épopée commence par l'arrivée de deux jésuites à Sao Paulo, ville qu'ils quittent assez vite, car ils s'attirent la méfiance des habitants (à savoir des blancs et des bruns - le terme utilisé - où ces derniers sont réduits en esclavage, ce qui choque quelque peu les Frères).
Un village est construit, un peu plus bas, sur le sud du Paraná, et tout s'emballe. La question du traitement des indiens d'Amérique (Valladolid est à peine effleuré de la plume), le rapport que les jésuites entretiennent avec les locaux, les soldats blancs, les autres religieux ; et surtout, leur rapport au Siècle, de manière générale.
Döblin peut proposer un chapitre (court ; la plupart le sont) sur l'agriculture des cités fondées par les jésuites Emmanuel et Mariana et ceux qui poursuivront leur entreprise de conversion et de construction de communautés indiennes organisées en villages ; indiens qui vénèreront à leur manière le Dieu chrétien (en gardant certaines spécificités païennes).
Et au chapitre suivant, il propose de faire voyager un jésuite à Rome ou à Madrid et parler des maux de l'Europe en Guerre totale (celle de Trente ans), du rapport entre le Dieu qui amena Copernic,
Galilée et Bruno sur Terre et qui désormais dresse les Hommes contre les Hommes, les tigres contre les Hommes, les blancs contre les blancs en Terre indienne, les bruns contre les bruns...
Un gigantesque panorama se déroulant sur deux siècles, dans un style très serré et dense, où il n y a que peu de place pour la contemplation (mais à chaque moment qu'elle arrive, c'est un petit miracle). Il est intéressant de noter que
Döblin se convertira au catholicisme en 1941.
Alors c'est exigeant, c'est violent, parfois apaisant et, plus important (par-dessus tout dirons-nous), tous les thèmes sont traités avec une minutie extatique (quand le récit semble chercher ses marques, c'est une désinvolture trompeuse) et une foi inébranlable aux possibilités d'un univers où la Terre, comme l'ont prouvé Copernic (survivant), Bruno (exécuté) et
Galilée (abjurant), est dans une mouvance permanente et où, à dire vrai, à causer réel, peu importe que les jésuites disparaissent, que le monde semble s'autodétruire, qu'un individu devienne tyran, qu'un autre se perde dans ses sens, ou qu'un tigre bleu rageur et écumant fende sur les hommes.
tant qu'il en restera