Ma PAL est si importante qu'il m'arrive de plus en plus rarement de relire des livres, surtout si ma première lecture remonte à peine à quelques mois…
Il se trouve que j'ai eu récemment sous les yeux une liste de trente livres proposés par
France Culture sous le thème « Mieux comprendre notre actualité » et que la trilogie
Vernon Subutex de
Virginie Despentes en faisait partie :
https://www.franceculture.fr/litterature/trente-livres-pour-mieux-comprendre-notre-actualite?fbclid=IwAR1btD-8hFHxku_YDbdWdZlMbSRCcG9ddMYyJM3g¤££¤35
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Cette sélection vise à décrire et décrypter par la lecture notre présent troublé et
France Culture parlait de ce livre en ces termes qui, naturellement, au vu de mon enthousiasme à la lecture des trois tomes, résonnaient en moi : « la trilogie Subutex sonne juste à chaque page. Non parce que Despentes aurait, mieux qu'une autre, compris notre présent — celui-là ne fait que passer —, mais parce qu'elle saisit notre humanité dans ce XXIe siècle assez dystopique. Son personnage éponyme n'est pas l'idéal-type de l'amateur de musique parisien. Il est plus que cela : un personnage universel, mollement lancé aux trousses d'un
bonheur en fuite. C'est en cela qu'il nous parle ».
Ainsi, j'ai recommencé mon audio lecture de cette trilogie, dans la très belle version lue par Jacques Frantz pour Audiolib.
L'intrigue en elle-même est assez simple :
Vernon Subutex, disquaire au chômage en fin de droits, se fait expulser de son appartement. Il sollicite tour à tour pour l'héberger ses ex, ses anciens amis ou encore des clients fidèles de son ancien magasin de disques. Quand, à la mort d'une rock star, il se retrouve dépositaire de mystérieuses cassettes-vidéo, il disparaît dans Paris tandis que beaucoup de monde le cherche… le fil rouge du début se dévide lentement et surement d'un bout à l'autre des trois opus : la course poursuite après les cassettes-vidéo de la rocks star décédée et les révélations qu'elles contiennent, le tout prétexte à une formidable peinture sociale.
Le premier tome est le récit détaillé de l'errance urbaine de Vernon et de ses rencontres, de l'engrenage fatal de la précarité dont laquelle il glisse avec une fatalité, une étrangeté, un naturel qui émeuvent et révoltent à la fois.
Puis, dans le deuxième volet, la légende urbaine autour de Vernon, devenu SDF, prend forme. le contenu des fameuses casettes est enfin porté à la connaissance des lecteurs… Quand je dis « enfin », ce n'est pas par impatience, mais pour marquer le fait que l'essentiel de la trilogie n'est pas là, même si, en parallèle, l'auteure nous livre un récit de vengeance dont le dénouement m'a rappelé des péripéties de Millenium de
Stieg Larsson : plus qu'une copie, j'y ai vu un hommage peut-être. J'ai surtout relu avec admiration les monologues et les tirades dithyrambiques de certains personnages, quand tout passe dans la moulinette de l'écriture et du regard acéré de
Virginie Despentes : la politique, le populisme, la vie de couple, l'éducation des enfants, la sexualité… Nombreux sont les passages qui méritent soulignements, surlignages, annotations, lecture à haute voix…
À ce niveau de l'histoire, l'intrigue devient un peu plus complexe.
Virginie Despentes ratisse moins large et la narration s'inscrit dans le quotidien des SDF, dans le monde des rave-parties ou free-parties et dans le cercle des protagonistes qui vont se regrouper autour de Vernon.
Il arrive malheureusement trop souvent que, dans une série, les volumes soient d'inégale qualité. Ici, je salue la constance, l'approfondissement, la solidité de l'ensemble tout au long de la trilogie, très équilibrée.
Virginie Despentes a su canaliser son histoire et la restreindre à un certain milieu autour de la musique et du showbiz. Mais, avec son don particulier pour fouiller les psychologies et partir en digressions à tout va, elle peaufine des personnages inoubliables qui nous ressemblent un peu, nous émeuvent, nous agacent… C'est du grand art ! le troisième tome s'articule autour de l'héritage de Charles, de la vengeance de Dopalet, des « convergences » et, en même temps, s'inscrit dans une réalité que nous avons bien connue, celle des attentats terroristes… L'auteure nous distrait tout en nous prenant à temoins.
La narration m'avait immédiatement surprise. le style à la fois oral, direct, sans tabou et qui peut parfois se muer en véritable logorrhée d'insultes, de grossièretés ou d'obscénités risque de dérouter au début mais il est originalement contrebalancé par des passages où, au contraire, le langage devient plus soutenu et recherché. L'ensemble forme un tout plutôt bien orchestré qui ne peut pas laisser indifférent.
En fait, c'est surtout une galerie de portraits incisifs, taillés sur le vif, travaillés en finesse et en profondeur, servie par une écriture magistrale.
Au fur et à mesure de mon avancée dans ma lecture, la langue de
Virginie Despentes ne me surprenait plus : je m'y replongeais sans surprise et m'attachait davantage à des accents poétiques qui m'enchantaient immédiatement autour par exemple de
Baudelaire et
Verlaine pour les ciels parisiens, une poésie urbaine qui me touche et m'émeut. Lors de ma deuxième lecture, sachant à présent à quoi m'attendre, je me suis laissée aller, portée par le style de l'auteure.
Virginie Despentes dresse des portraits particulièrement justes et ciselés de toutes les couches sociales, elle nous promène de l'extrême droite à l'extrême gauche, met sur le même plan les hétéros, les gays, les lesbiennes, les transsexuels, traite avec la même objectivité les SDF et les bourgeois. Il y a une belle neutralité dans son schéma narratif : c'est toujours très factuel, sans jugement ni tabou.
J'ai adoré les décryptages de l'auteure, quand elle analyse des évènements que nous avons tous en mémoire… Je pense à la mort de
David Bowie et à la série Walking Dead, par exemple. Il faut sans doute plusieurs lectures pour se rapproprier tous les détails distillés dans le récit, évènementiels ou intertextuels.
J'ai reçu
Vernon Subutex comme un roman de moeurs et, tout de suite, j'ai pensé à un parallèle avec La Comédie humaine d'Honoré de
Balzac. Ainsi que le disait
Balzac, c'est « ce qui se passe partout » et la comparaison avec ce grand écrivain du XIXème prend ainsi tout son sens :
Virginie Despentes n'invente rien ; ces personnages nous ressemblent ou nous rappellent des gens que nous connaissons même s'ils évoluent dans un milieu de bobos très parisien. Je salue un sens inné de l'observation et un formidable talent de restitution littéraire ; que l'on soit ému ou choqué par certains passages, tout sonne juste et vrai.
Virginie Despentes décrit par le menu les pratiques sociales, les usages particuliers et les comportements d'un groupe de personnages plus ou moins liés par la musique, le showbiz, les relations humaines… Elle décortique les codes, les règles et les dérives des réseaux sociaux… Elle nous place face à nos contradictions et nos préjugés…Elle évoque aussi des sujets d'actualité, économiques et politiques ou sociétaux comme la prise en charge des sans-abris, le port du voile ou la violence domestique… Qui dit « moeurs », dit sexualité et il en est aussi beaucoup question… Par contre, il n'y a jamais de morale ou de jugement : c'est brut, posé, objectif ; le lecteur en fait ce qu'il veut. La représentation d'ensemble donne un bel effet de réalité ; cela sent le vécu.
On peut se demander si l'univers de
Vernon Subutex est vraiment représentatif d'un groupe ou d'une époque… Peut-être pas totalement si l'on considère le milieu particulier où il évolue. Un rapide coup d'oeil sur la biographie et le parcours de Virgine Despentes éclaire la mise en mot de l'univers où évolue Vernon. L'auteure a connu les milieux punk, l'alcoolisme, la prostitution occasionnelle, l'internement psychiatrique… Elle a su s'en servir pour nous donner à lire quelque chose d'assez exceptionnel.
On reconnaît sans doute un chef-d'oeuvre au fait que l'on a toujours envie de le relire et que chaque relecture apporte de
nouvelles découvertes. Ainsi, lors de ma première lecture, l'épilogue dystopique ne m'avait pas vraiment convaincu ; aujourd'hui, j'ai pu mieux me l'approprier…
Une trilogie magistrale.
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