Le roman s'ouvre sur le sauvetage de Rim par Ulysse alors que son village finit de brûler. Il la retrouve au fond de la tour au vent, captant les quelques gouttes d'humidité flottant dans l'air pour en faire de l'eau. C'est ainsi que débute pour la jeune fille sa vie de sorcière avant qu'elle ne se poursuive au convent où toutes les femmes survivant au fléau sont amenées afin d'y recevoir soin, éducation et formation. Parce que les sorcières sont les femmes les plus précieuses qui soient. Ce sont elles qui vont ensuite arpenter le temps, filer des siècles plus tôt, et rapporter des savoirs ancestraux, centenaires, destinés à les sauver de la désolation. C'est grâce à elle que les quelques humains ayant survécu au plus fort de l'épidémie, continuent d'être nourris, continuent de vivre. C'est bercer par ces dogmes que Rim grandit, entourée d'Antho, une
biotaniste surprenante créant des prothèses et des tenues vivantes, et d'Ulysse, le colporteur et conteur qui lui sert d'oncle.
Au fil des pages, d'autres points de vue se superposent à celui de la jeune femme et des dizaines de personnages font leur apparition : Magda, Olympe, Circé, Yseult, Imogène, Alex… Des prénoms principalement féminins puisque les hommes sont désormais relégués au simple rôle de reproducteurs entre prostitués, esclaves sexuels et homme au foyer. Un renversement des rôles qui fait le principal atout de ce roman. Loin des clichés qu'une telle situation engendre nécessairement, l'autrice s'amuse à replacer des remarques, des comportements et des scènes mille fois vécus par les femmes du monde entier. Ce léger décalage, ce « pas de côté », offre un regard étrangement neuf et révélateur aux lecteurs qui se retrouvent à prendre parti et à réfléchir à ce que cela signifie. Est-ce qu'à force d'en entendre parler, de le voir, de le vivre, ne sommes nous pas en train de banaliser tout cela, de le remettre au simple rang d'habitude ? de normalité ? Autour de ces situations, l'autrice tisse tour à tour des comportements dérangeants, des défenseurs, mais aussi des interrogations simples : les femmes auraient-elles fait mieux ?
Au-delà du pamphlet humaniste qu'articule
Anne-Sophie Devriese autour de ses personnages, les rendant tour à tour aveugles ou emplis d'une clairvoyance rafraîchissante, elle trace un futur apocalyptique où plus aucune végétation, aucune abeille, ne vient donner vie. Un futur où la terre se serait vengée et aurait obtenu justice. Des étendues désertiques à n'en plus finir, une chaleur accablante, une épidémie chronique, des nornes posant des pièges et sapant le travail des sorcières du convent… Pourtant, si, on devine les bienfaits qu'ont apporté les sorcières on ne peut s'empêcher de s'interroger sur la quasi absolue autorité qu'elles semblent exercer, leur disparition soudaine, parfois, ou même le contrôle de l'information qui semble s'opérer au sein même du convent sous couvert de protectionnisme. Là encore, on retrouve des réflexions intéressantes finement entremêlées à la trame de l'histoire où l'on va jusqu'à questionner l'essentialité de l'art, de la musique ou de la littérature. Des questionnements bien trop contemporains n'est ce pas ?
Bien sûr, n'y voir qu'une accumulation de revendications sociales, écologiques, humanistes serait on ne peut plus réducteur. Je me suis clairement laissée happer par la plume complexe et poétique de l'autrice, ou encore par ses personnages avec des mentions spéciales pour Antho, Rim et Magda mais bien sûr aussi pour Enora. Quel plaisir de croiser son prénom donné à un personnage qui passe clandestinement des romans dont A La Croisée des Mondes. J'ai adoré me faufiler d'intrigues en intrigues, d'autant plus qu'on voit les bons comme les méchants et que ni les uns, ni les autres ne sont tout blanc ou tout noir, loin du manichéisme dont les romans dits Young Adult sont habituellement friands. D'ailleurs, Rim, que l'on voit sans doute le plus dans ce roman choral est loin d'être exempte de défauts et je l'ai adorée pour cela !
Le rythme est assez lent au début, nous permettant de nous immerger petit à petit dans l'univers, d'en comprendre les travers, de commencer à en apercevoir les ombres et les recoins, avant que l'action ne commence véritablement passée la première moitié du roman. Grâce à Rim et aux sorcières nous retournons dans le passé, lointain pour eux, quasi présent pour nous comme par exemple dans la « djeungeule » de Calais où Rim assistera à sa démantélation mais aussi plus loin, du temps où les femmes étaient considérées comme des sorcières que l'on faisait brûler.
Maintenant que j'écris cette chronique, je me rends compte que l'exercice de vous dépeindre la complexité, la sagesse, la beauté et la brûlure de ces pages est loin d'être aisé. Je pourrais vous écrire des pages que je n'aurais pas écrit suffisamment et que je vous en aurais sans doute trop dit. Aussi, je ne vous parlerai ni des relations amicales, amoureuses, fraternelles, familiales, ni des trahisons, des mensonges, des secrets, ni des animaux mécaniques qui peuplent ce récit merveilleux. Découvrez-le et épargnez moi la honte d'en écrire trop peu.
En résumé
Magie, fantasy et post apocalyptique se mêlent avec brio pour servir les propos de l'autrice, formant un roman dense et vivifiant aux limites des genres. Entre un pamphlet humaniste, féministe, écologique et un roman choral aux personnages attachants, poignants,
Anne-Sophie Devriese nous plonge avec talent dans un univers original et déstabilisant où les relations hommes / femmes sont totalement inversées donnant lieu à des réflexions d'autant plus fortes que notre regard n'est plus confiné à l'habitude. Un conte poétique, effrayant en un sens, mais qui pousse sans cesse à interroger nos propres dogmes, notre société, et notre futur incertain. Un coup de coeur.
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