Ici, la forme est parfaitement cohérente avec le fond.
Le narcissisme et l'égocentrisme de la narratrice sont à la mesure de sa souffrance : exacerbés. Carencée, prise dans la haine de soi et des autres, Bérénice ne peut trouver dans le réel -- réel morcelé, inscrit dans la durée, source d'angoisse -- l'amour fusionnel qui seul pourrait la combler. La seule voie qui s'ouvre à elle est celle de l'enfance permanente, celle de l'imaginaire. D'où le refus de l'âge adulte, de la sexualité. Refus, plus largement, du réel -- net, absolu --, et survalorisation de l'acte volontaire, qui est acte de recréation du monde sur le plan imaginaire.
Or, ce passage vers l'imaginaire (plus on avance dans le récit, plus le délire s'accentue) ne peut s'accomplir que par le langage. Dans ce roman, le langage est le plus souvent performatif ; comme le « abracadabra » des contes pour enfants, il a pour fonction de faire apparaître un monde : « Quand je serai grande, je n'aurai plus en place de coeur qu'une outre vide et sèche. Christian me laissera froide, tout à fait indifférente. Aucun lien ne nous unira que je n'aurai tissé de mes propres mains. Aucun élan ne me portera vers lui : je me porterai vers lui de mes seuls pieds. J'aime imaginer que nous sommes deux pierres que j'ai entrepris de greffer l'une à l'autre avec mon sang. Un dialogue sera établi entre deux pierres. Mon entreprise sera couronnée de succès. Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J'aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j'étais quartz. Je vivrai sans que mon coeur batte, sans avoir de coeur ».
Ce qui fait de cet extrait plus qu'une description fantaisiste, c'est la volonté de Bérénice d'y croire, de s'y projeter entièrement. de s'y projeter, précisément du fait du son invraisemblance, de son excès, ce qui lui permet d'affirmer sur le plan imaginaire son irréductible solitude, envers et contre tous.
Mais le langage ne fait pas que créer, il doit aussi détruire. Comme dans
L'Hiver de force -- seul autre roman de Ducharme que j'ai lu --, nous sommes conviés ici à une fête nihiliste du langage. Tout y passe. Les clichés, autant que les formes habituelles du langage littéraire, sont férocement attaqués, dynamités, à chaque page. le mot d'ordre de
Cioran semble ici scrupuleusement suivi : « Devoir de la lucidité : arriver à un désespoir correct, à une férocité olympienne ». Il faut dire qu'au tournant des années 1970, la littérature québécoise est ouvertement iconoclaste. Mais, chez Ducharme, l'esthétique de la rupture est portée jusqu'à un extrême auquel je ne trouve pas d'équivalent.
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