Journal d’un invisible avril 1984 (extraits)
Mardi, 7 (b)
De si loin je l’ai vu venir sur moi. Seulement des sandales au pied et si légère elle venait sur moi, blanche et noire.
Derrière elle, son chien n’émergeait qu’à mi-corps dans l’obscurité.
Je vous le dis, j’ai passé ma vie à vieillir d’attendre.
Maintenant il est bien trop tard pour enfin comprendre que plus elle avancerait, plus le vide grandirait, et qu’il ne sera jamais question de la retrouver un jour.
Vendredi, 10
Le vent sifflait tout le temps, et il faisait de plus en plus sombre
et cette voix lointaine tout le temps venait à mes oreilles : « toute une vie »…« toute une vie »...
Vendredi 10(b)
Il semblerait que quelque part des gens font la fête
bien qu’il n’y est pas de maison pas d’humain
je peux entendre guitares et autres éclats de rire qui ne sont pas tout près
Sans doute très loin d’ici, parmi les cendres des cieux
Andromède, l’Ourse, ou la Vierge…
Je me demande si la solitude est partout la même
dans tout l’univers.
Vendredi 10 (c)
À minuit passé ma chambre se déplace chez les voisins
étincelante comme une émeraude. Quelqu’un cherche, et toujours le fuit la vérité. Comment pouvoir concevoir qu’elle est nichée plus bas.
Bien plus bas
Que la mort aussi a sa Mer Rouge bien à elle.
Samedi 11
Je suis sorti chercher de nouvelles blessures
flottant comme nénuphars par-dessus les anciennes
(Dans cette mer des origines que j’ai si bien connue
à présent le monde a sombré
avec ses deux mâts obliques affleurant hors de l’eau
et moi, comme si j’étais vrai, je continue à écrire)
Dimanche, 1 M
Délicatement je prends le printemps et l’ouvre :
M’envahit une chaleur arachnéenne
un bleu qui embaume l’haleine du papillon
toutes les constellations de la marguerite
mais aussi
tant d’autres qui rampent ou qui volent
petites bêtes, serpents, lézards, chenilles et autres
monstres bigarrés aux antennes en fil de fer
écailles lamées aux paillettes rouges
On dirait que tous sont sur le point de partir
au bal masqué des Enfers.
Samedi, 2M
Ma vie en tombant (enfin un petit bout de ma vie) sur la vie des autres
fait un trou.
Quelqu’un, s’il le voulait, pourrait en mettant son œil là, y voir toujours présentes, une mer en ténèbres et une jeune fille tout en blanc qui volète de gauche à droite, et finit par se dissoudre dans l’air.,
Lundi 4 mai
Deux doigts au-dessus du sol on voyait
la maison brillant comme un diamant
Plus bas, un lac tout en brumes roses
Puis l'Inconnu, phosphore épais incombustible
et plus loin « le Pays » dit « des Lotophages ».
J'étais ouvrier des années dans la région
et suis resté les doigts brûlés au moment
où je voulais encore un peu
voir de loin comment les eaux fleurissent
et comment font la roue, marchant sans bruit, les Paradis.
Traduction de Michel Volkovitch
Avec Katerina Fotinaki (arrangements et guitares), Henri Agnel (percussions, cistre et cordes) et l'aimable collaboration de Ninon Valder (flûte, bandonéon)
Soirée proposée par Martina A. Catella & les Glotte-Trotters
« Privée de mon pays, j'ai compris tôt que ma vraie patrie, la seule qu'on ne pouvait me prendre, c'était ma langue. »
Par ces mots, et à travers ses chants, Angélique Ionatos nous a offert le plus précieux d'elle-même : sa langue grecque. Guidés par l'oreille implacable de Katerina Fotinaki qui est aussi philologue, nous avons abordé les rivages de la poésie, passant de Sapho de Mytilène (VIIe siècle avant J.C.) aux auteurs contemporains comme Lina Nikolakopoulou ou Odysséas Elýtis, une poésie portée par la tradition populaire dans ses somptueuses polyphonies (encore un mot grec) et par des compositeurs tels que Manos Hadjidakis, Mikis Théodorakis, Nikos Kypourgos, Lena Platonos et bien sûr Angélique Ionatos à qui nous rendons un hommage plein de tendresse et de gratitude en ce 22 juin, jour de sa naissance.
Avec les voix de : Agathe Warlouze, Christine Thiollet, Fiona Sanjabi, Isabelle Favier, Jehanne Pollosson, Julie Lenormand et Amalia, Laura Clauzel, Léa Pointelin, Lena Petrossian, Lila Tamazit, Marylin Guerreiro, Mia Livolsi, Michèle Franza, Ninon Valder, Noé Forissier, Roxane Terramorsi, Yacine Fall Solbes.
À lire – Odysséas Elýtis, le soleil sait, trad. du grec par Angélique Ionatos, coll. « D'une voix l'autre », Cheyne Éditeur, 2015.
+ Lire la suite