Adolescente, je lisais toutes les enquêtes d'Hercule Poirot pour perfectionner ma culture british et belge. Durant mes vacances chez les grands-parents, je faisais la rencontre d'un commissaire -presque belge- affectionnant plus de fumer sa pipe que de lustrer sa moustache. Peu après, j'ai cru frissonner en lisant des enquêtes chamallows sur des jeunes femmes aimant danser, en me promettant de ne plus jamais aller me promener seu
le dans les bois. L'ado que j'étais alors n'avait pas lu l'essai de Bettelheim sur les contes de fées et croyait encore à ces ridicules histoires d'amour qui finissent bien. Pour en arriver là, j'avais pêché par ignorance et duperie : je croyais naïvement que la quantité (le nombre de ventes) était preuve de qualité. J'avais quand même fini par en sortir découvrant un autre monde où se côtoyaient un clown bizarre, un chien moins câlin que Dagobert, sans parler du gardien qui manquait d'humour dans l'hôtel où j'ai passé l'hiver, bloquée sous la neige … Mais ça, « c'était avant »…
C'était avant mes vingt et quelques années ET ma rencontre avec le grand James. le sombre et torturé
James Ellroy, obsédé par la mort de sa mère alors qu'il avait dix ans (on le serait à moins). Un ami m'avait mise dans les mains le roman «
le Dahlia noir » (dans lequel résonnait la mort sordide de sa mère). En quelques jours de lecture, j'étais déjà hypnotisée par le sty
le de cet écrivain. Et je peux véritablement parler d'un raz-de-marée au niveau de mon cortex cérébral. Un uppercut littéraire.
Ma perception des romans policiers ou romans noirs n'a plus jamais été pareille. Et comme je peux être obsessionnelle aussi (en plus soft l'obsession s'entend : je suis une petite joueuse en comparaison aux personnages d'
Ellroy et à
Ellroy lui-même avec ses années de drogue, d'alcool et de délits et face à son imagination débordante), j'enchainais coup sur coup un bon nombre de ses romans. Je manquais rarement la sortie du nouvel opus mordant du Dog ni une de ses interviews. J'allais jusqu'à me plonger dans «
Ma part d'ombre » et l'enquête sur la mort de sa mère par
Steve Hodel (c'est dire). Sûrement cherchais-je à sonder son âme, le personnage et l'homme qu'il était, pour mieux comprendre et analyser son oeuvre.
J'étais remuée par sa plume et ses scénarios, par le rythme qu'il nous infligeait à chaque page, sa capacité à nous immerger au coeur de l'histoire (petite et grande). J'étais avant tout impressionnée par son intelligence, son regard pessimiste et acerbe sur la nature humaine, ses humeurs sans concession.
Par sa connaissance aiguisée des arcanes du pouvoir, de l'histoire politique des Etats-Unis avec tout ce que cela entend (mafia, secret d'Etat, complots, magouilles & cie…), des attitudes des flics et de l'argot des rues (de tous les quartiers et origines), on se retrouvait en plein coeur des Etats-Unis, entre les années 40 à 70, spectateur ébahi à suivre les protagonistes, avec quelques coups de chaud et autant de sueurs froides. On suivait une kyriel
le de personnages aux caractères divers : les pourris, les obsessionnels, les déviants, les idéalistes, les écorchés. En un mot, toutes les nuances de gris et de noir de l'âme humaine.
Mazette, chez lui, les personnages ne se contentaient pas de danser et de sursauter au cri du renard. Ils étaient des hommes avec leur quête obsessionnelle, leur courage, leurs valeurs, leur désir, leur vulnérabilité, leurs faiblesses, leur violence presque animale. L'oeil d'
Ellroy perçait à jour le coeur des hommes et j'étais autant hypnotisée qu'effrayée par cet univers que je découvrais… Mais, je ne sais pourquoi -peut-être par empathie pour l'enfant qui avait perdu sa mère (et plus tard son père)-, je sentais aussi en lui, par de petites touches ici ou là, une certaine fragilité, son amour pour les femmes, sa curiosité pour les hommes de tout milieu…
J'avoue que certaines de ses histoires étaient un peu trop glauques et perturbantes. Je n'ai pas pu finir «
Un tueur sur la route ». Certes curieuse, ce n'est pas pour autant que je souhaite entrer avec autant d'intimité dans le cerveau d'un tueur en série. J'ai mes limites à ouvrir les yeux sur le mal – je ne suis toujours pas fan du gore ni de la violence ‘'gratuite''…
Je ne peux donc prétendre que tous ses romans sont du même niveau et que j'éprouve le même degré de fascination pour chacun d'eux. Question de feeling. Certains sont parfois « trop ». Trop de tout : il faut s'accrocher avec le nombre de pages, cette multitude de personnages à ne plus savoir où donner de la tête, la complexité des intrigues et entremêlements politiques, sans parler de ces réflexions extrêmes qui choquent, où on frise l'overdose. Je me permets de
le dire : parfois James m'agace et me lasse. Et j'ai alors besoin de retrouver un peu d'air et de lumière et surtout mon utopie naïve en la nature humaine.
« L.A Confidential » et «
le Dhalia noir » sont sans conteste mes préférés parmi les romans d'
Ellroy, si ce n'est des romans noirs/policiers, tout auteur confondu. Et si bien sûr l'histoire d'amour contrariée dans « L.A Confidential » séduit la lectrice anciennement naïve, c'est avant tout l'ampleur de ce roman policier qui magnétise : histoire, politique, psychologie, intrigue labyrinthique, profil consistant des personnages, particulièrement des 3 fameux flics Ed, Bud et Jack… On plonge dans l'histoire dans laquelle il nous est impossib
le d'en ressortir indemne. Lâchons le mot : L.A. Confidential est pour moi un chef-d'oeuvre du genre, la quintessence du roman noir.
Possible que, sans la mort atroce de sa mère,
Ellroy ne serait pas devenu l'écrivain qu'il est, avec ses expériences extrêmes, son regard critique et désenchanté sur la société et les hommes. Possible que sans cette souffrance et ces obsessions, il n'aurait pas creusé aussi profondément dans la part d'ombre qui est en nous.
Je crois que depuis James, je ne peux plus lire de romans noirs/romans policiers, sans attendre une profondeur des personnages, aux traits précis, un humour noir qui fait mouche, une plume implacable, un style percutant qui vous embarque, tellement efficace qu'il pénètre l'esprit, sans oublier cette ambiance moite qui colle à la peau…
Parler de « finesse » pour décrire les romans d'
Ellroy peut sembler de prime abord antinomique.
le Dog tranche souvent dans le vif, son jugement est lapidaire, il attrape sa proie sans jamais la lâcher, pour en faire une radiographie détaillée jusqu'à l'os. Et c'est justement sa précision, l'envergure de ses personnages, ses connaissances du terrain qui me font penser qu'il est souvent plus ‘'subtil'' que bon nombre de romanciers d'histoires plus édulcorées, manquant de souffle, même s'ils sont étiquetés auteurs de « thriller ».
Depuis
Ellroy, j'ai découvert d'autres écrivains du noir. Si
Ellroy a été pendant des années à la recherche du meurtrier de sa mère, de mon côté, pendant des années, j'ai été à la recherche d'un roman noir qui aurait la même puissance que « L.A. Confidential » et «
le Dhalia noir ».
Et j'en ai lu, des softs, des bof, des doux, des sans-remous, des vibrants, des plaisants, des grisants. J'en ai visité des villes aux quatre coins du globe, entre hiver glacial et été brûlant, j'ai découvert quelques pépites dans des rivières sanglantes (Connelly,
Westlake,
Lehane, Thompson, Burke, Boileau-Narcerjac,
Conan Doyle, Harvey, Mankell, Jonquet, Vargas et quelques plus récents Bouysse,
Férey, LeCorre, Norek, et j'en passe et des meilleurs -ou moins bons...). Je me rappelle avoir été chamboulée à la même époque que mes premiers
Ellroy par « Les racines du mal » de M.G. Dantec. Mais sûrement devrais-je le relire, maintenant que ma palette d'auteurs noirs est plus large et mon oeil un peu plus aguerri.
Avec l'âge, après moult déceptions, peut-être me suis-je lassée de cette quête éperdue et je suis devenue plus une lectrice –plus sage- de la littérature blanche, ne retrouvant plus autant ce frisson nerveusement cérébral. La blanche m'offre une psychologie des personnages qui me sied mieux, un travail littéraire, parfois sociologique, qui émerveille plus souvent mon petit esprit curieux et amoureux des mots.
De fait, je connais beaucoup moins les auteurs policiers actuels qui font le buzz. Il m'arrive de me laisser tenter et de vouloir renouer avec les émois de mes vingt ans. Mais après quelques pages, il n'est pas rare que je me dise que ce n'est pas parce que le lecteur est immergé dans le noir qu'il n'est pas en mesure de distinguer les plumes trop basiques et à l'encre bon marché. J'ai parfois quelques appréhensions avec les « thrillers » où l'hémoglobine à outrance est plus un cache-misère, dissimulant mal le trou béant en matière stylistique (encore une fois le côté film d'horreur n'est pas ma tasse de thé en littérature). Mais, ça, c'est un peu la faute de James.
Au final, de toutes mes lectures noires, je crois qu'aucune d'entre elles ne m'a jamais autant impressionnée, pour ne pas dire envoûtée que les romans de
James Ellroy. Parce qu'il est déjà en soi to
ut un personnage… Un personnage à multiples facettes qui s'insère dans ses romans. Alors, malgré ses dérapages, ses débordements, ses quelques ‘'longueurs monotones',
Ellroy reste pour moi l'une des références en matière de polars. L'un des plus grands...
Une oeuvre qui marque, qui donne le tournis incontestablement. Une oeuvre qui a même changé la lectrice lambda naïve que j'étais. Naïve je l'étais. Mais ça, c'était avant. Avant
James Ellroy.