À la fin du mois d’avril 2017 devant l’assemblée générale des actionnaires de Vivendi, Olivier Nusse, le nouveau patron d’Universal Music, avait bien entendu tout cela en tête lorsqu’il a pris la parole. En bon soldat, il a tout de même prêché un avenir bondissant : « Notre métier est plus que jamais le recrutement de nouveaux talents et le développement de leur carrière. (…) Nous sommes prêts et armés pour dominer comme jamais et pour longtemps le marché de la musique. » Rien n’est moins sûr.
Comme les majors ne se sont réellement intéressées au streaming qu’à partir de 2012, quand les chiffres des abonnements ont commencé à dessiner une nouvelle économie de la musique, elles n’ont pas vu venir les mutations profondes qu’impose l’écoute illimitée. Dans ce nouveau monde, il ne s’agit plus de faire des gros coups ponctuels mais de parler en permanence au public, ce qu’une petite équipe agile autour d’un artiste inventif peut faire aussi bien et pour moins cher qu’une grosse maison aux prises de décision complexes.
Après avoir traversé les années 2000 et 2010 en avançant dans la douleur et souvent contre leurs auditeurs, les majors pensaient avoir trouvé un répit dans les bons chiffres des années 2016 et 2017. Le plus difficile est peut-être devant elles, dans une bataille qui ne sera plus artistique mais également technologique. Pour le contrôle d’un monde où la musique coule enfin librement.
Ringardisé d'un coup en tant que réseau social par Facebook, puis en tant que lieu des découvertes sonores par YouTube, MySpace n'est plus qu'une note de bas de page dans l'histoire de la musique.
Une playlist pour chaque instant. Le streaming et la transformation de l'écoute, p. 215
Personne ne veut de cette disquette grise qui va pourtant changer l’histoire de la musique. En 1995, dans les allées recouvertes de mauvaise moquette des salons professionnels dédiés au son, à la radio ou à la transmission de l’image par satellite, on croise souvent un groupe d’ingénieurs allemands un peu perdus. Ils sont aussi mauvais commerciaux qu’inventeurs brillants. Et ils sont vraiment bons, une fois retranchés dans le confort scientifique de leur laboratoire d’Erlangen, près de Nuremberg. Mais là, plantés devant leur stand austère de l’Institut Fraunhofer, une sorte de CNRS allemand, Karlheinz Brandenburg, l’échalas à la barbe éparse, et Bernhard Grill, avec son air de gamin tout en joues, sont des caricatures de scientifiques incapables de trouver un débouché industriel à leurs travaux. C’est d’ailleurs exactement pour cette raison qu’ils sont là, à arpenter les salons à travers l’Europe, en distribuant des disquettes quelconques qui contiennent leur invention : un petit programme nommé L3Enc, pour Level 3 Encoder. Encodeur de niveau trois.
L3Enc est un rêve d’ingénieur, qui permet de transformer n’importe quelle chanson d’un CD en fichier assez réduit pour circuler sur Internet tout en sonnant encore correctement. Les fichiers ainsi créés portent l’extension .mp3 pour répondre aux nouvelles exigences de Windows 95, le tout nouveau système d’exploitation de Microsoft. Ils ne sont pas parfaits, ils transforment le son et l’altèrent même, mais ils répondent à un besoin que l’équipe de l’Institut Fraunhofer imagine déjà majeur dans les années à venir. Sauf qu’Internet en est à peine à ses balbutiements grand public et que tout le monde, dans les allées des salons, se demande bien quoi faire de ce format mp3. Même avec Windows 95 et la dernière génération des processeurs Pentium d’Intel qui coûtent un bras et demi, il faut encore six longues heures pour transformer un album entier en fichiers compressés. Qui s’amusera à ça à part quelques geeks sans vie sociale ?
La compression du son est un enfant du CD.
Rien ne sera plus comme avant. Comment le MP3 a mangé le disque, p. 32
Le streaming a-t-il désenchanté la musique ? On en parle avec le chercheur Guillaume Heuguet, auteur de "YouTube et les métamorphoses de la musique" (INA, 2021), et Sophian Fanen, cofondateur du média en ligne LesJours.fr. et producteur de séries documentaires pour France Culture.