Le visage qui va
voir, est aussi regardé
[…]
mais lève les yeux, ouvre
ce trou dans la distance, le long
des murs chauds ici, rouges
délabrés, marqués de joints écaillés
et jusqu’au fond et aux arbres
au chemin de son, passé et crissé
à peine prenable, ici
elle, confondue
peu à peu avec les murs
assise, fondue dans le ciment
et les grandes écailles tracées et détachées
écoutant longtemps et voyant
appuyée au revers de main, et
ne cessant pas de rester et d’être
durable et dessinée
Un peuple s’étend…
Extrait 1
Un peuple s’étend aussi, mais parle par langues
se divise et se réunit, par
les yeux et les femmes et la parole
et par les doigts ou les bras
sur les bancs de bois, devant la bière, les warmi *
et le vin, le sucre peint et sculpté
en parlant les langues à la fois
et même en les mêlant un peu, celles-là
ou celles-ci, celles qui se disent
ici contre l’écusson de grès martelé
ou là contre les murs rasés et près des parpaings crevés
sur le bec de crête, ou derrière le remblai des rails
les coupoles bleues de faïence ou les cuves de gomme
bouillante
se retrouvant partout dans le mélange
et se retrouvant pour parler après le travail
et dans la pause en fumant, ou par
dessus le vacarme des chaînes
et tout en lavant les entailles
concentriques, séchées au bout des doigts
avant la sortie, revenant
par la crête au pays de filles éventrées
un village sans heure
à dire, sinon dans la voix et avec
la gorge, pleine de couteaux
sans patience, et les voix coupées
la voix et le peuple taillés au couteau
les visages de fer et ceux des joueurs de ballon
ceux qui sont retranchés et ceux
qui ont encore à dire, les uns
et les autres, ceux qui se divisent
et se retrouvent, ou taillent les corps
par le fer, le plomb et le cuivre
çà et là, tatouant les visages
nouveaux, recommençant aussi les visages
et les déchirant, plus vite qu’un papier
mal coupé et taché, allant et venant
à travers les seuls extrêmes
…
* warmi : femme, en quechua
I
La voie de la ligne horizontale
prend naissance ici évidemment
dans le gris qui est un sans mélange
car ici vide et plein s'y emmêlent
pourtant tirée vers la verticale
la ligne aussi dès ici descend
suivant le poids qui nombre et la range
le signe qui la scelle et décèle
amincissant au pied la colonne
amenuisant en bas ce qui tombe
noircissant en vidant la couleur
foulant au fond ce qui claque et sonne
sans modeler de hanche ou de lombes
écartant du geste la chaleur
…
II
Le bousier noir est bouffé vivant
un pan arraché par-dessus l'aile
tout un côté vivant et mangé
de poux étoilés et de fourmis
à gauche courbé sur le dedans
le noir gonflé strié étincelle
l'aile pliée couverte et rangée
l'élytre ronde sous le vernis
le sombre assemble et le rond se courbe
cerné en blanc l'ovale du noir
le creux fait bloc sa frontière est vide
la bête fouille où elle s'embourbe
amassant tout au-dessus le soir
bougeant là l'antenne bifide
Dessin inlassable
IX
Étendu debout, contre la pierre
un pied appuyé sur le rebord
debout et couché sur la chaleur
‒ face aux fours à chaux dressés, sous les carrières
et appuyés sur l’eau, au-dessus des tuiles concassées
et des toits crevés, sous le drapé du calcaire
les grands plis bosselés de nappe jetée
contre la baie déserte
ici la masse du vert
s’amoncelle, devant la fin de jour
pierre et vert amassés se joignent lentement
écrasent la différence, se trouvent dans le son
plus rare (le bruit de bois et de fer)
au fond du sillage, lentement
usés sous les yeux et rendus au gris
repoussés dans les choses au fond, dans celles
qui se mêlent là sans nom
au moment de s’éloigner à la renverse
de tire en arrière, tenant
la chaleur debout le long du dos
contre l’air nouveau qui vient, de l’autre
côté du gri, et passant à la nappe informe.
Jean-Pierre FAYE – Portrait dans le miroir à trois faces (France Culture, 2006)
L’émission « Surpris par la nuit », par Christian Rosset, diffusée le 16 mars 2006 sur France Culture.